Talleyrand, les beautés du diable
d’opinion, monsieur, comment un homme comme vous ose-t-il prononcer un mot pareil ! Une opinion quelconque ! Il n’y a que les gens de conscience qui en aient une et qui aient droit d’en avoir. Vous n’avez jamais eu d’opinion, monsieur, vous n’avez eu que des intérêts et les plus vils de tous, ils ont été l’unique mobile de votre conduite sous tous les régimes. De l’argent, encore de l’argent, voilà ce que vous avez toujours cherché... Non, monsieur, ne vous calomniez pas à ce point en voulant vous targuer d’avoir eu des opinions. Vous n’en avez jamais eu, vous n’avez eu et vous n’aurez jamais que des intérêts !
La haine brûlante après l’amour torride, un cas de figure classique, somme toute, et sans grande originalité...
Germaine n’était pas la seule, on s’en doute, à tirer à vue sur le prince de Bénévent à cette époque sensible de l’histoire de la France. Les caricaturistes s’en donnaient à coeur joie, eux aussi, et dans les vitrines des petites boutiques du Palais-Royal on vit bientôt fleurir un portrait-charge figurant Charles Maurice coiffé d’une girouette et agrémenté d’une légende qui disait : voici « l’homme aux six têtes » ou « Monsieur du Bonvent », « Monsieur de Bienauvent » ou encore « Tournetoujours ».
— Bah ! se moquait Talleyrand d’un haussement d’épaule, on me reproche souvent de changer d’avis, mais y a-t-il quelque chose qui prouve davantage ma fidélité que de rester fidèle à mon inconstance ? Oui, chacun sait bien que la girouette change de direction, mais elle n’y est pour rien, c’est le vent qui tourne, voilà tout.
Le vent qui s’est mis à souffler de l’Angleterre, par exemple, en poussant devant lui le Royal Sovereign à bord duquel avait enfin pris place Louis XVIII.
— Louis XVIII ? Non, pas encore ! Pour l’instant il n’est que Louis Stanislas Xavier, frère du dernier roi, se rebellaient les sénateurs avec une arrogance tout à fait digne de celle du président du gouvernement intérimaire.
Le frère du roi décapité est donc arrivé à Calais, le 24 avril 1814.
Très imbu de lui-même.
Dix-huit jours plus tôt, quand le marquis de la Maisonfort était venu lui annoncer que, par la voix du Sénat, le peuple français avait décidé de faire appel à lui et lui avait dit très cérémonieusement :
— Sire, vous êtes roi.
En agitant ses grosses joues, il avait répondu :
— Ai-je jamais cessé de l’être ?
Boulogne, Abbeville, Amiens, Compiègne... le « fils de Saint Louis » attendra le mardi 3 mai pour faire sa lente et lourde entrée solennelle à Paris.
Mais cinq jours plus tôt, dans le merveilleux château de Compiègne que Napoléon III (le demi-frère du duc de Morny !) appréciera tant le moment venu, il avait rencontré Talleyrand.
Et quel étonnant face-à-face entre ces deux personnages qui s’étaient probablement déjà croisés, un jour ou l’autre, un quart de siècle plus tôt, à l’époque des fastes mollissants de l’Ancien Régime ! Quelle belle passe d’armes entre ces deux hommes, l’un avec son pied sec et quasiment fossilisé et l’autre qui ne trouvait plus de bottes capables d’engloutir les deux masses gélatineuses qui lui tenaient lieu de basses extrémités !
Un homme de soixante ans qui traînait le pied, un autre de cinquante-neuf qui ne parvenait plus à soulever ses talons boursouflés, et c’était avec eux que le pays croyait pouvoir aller de l’avant.
Si encore le roi aux pieds blets n’avait pas eu la grosse tête !
Chapitre seize
Clam et Dorothée
On se doute bien que ce roi qui n’est pas très ingambe souhaiterait vivement se passer des services d’un boiteux, évêque défroqué et marié à une divorcée.
D’entrée, il le lui fait d’ailleurs comprendre. En cherchant à le vexer. Avant de daigner recevoir Charles Maurice, Sa nouvelle et vieille Majesté le laissera faire antichambre pendant trois heures. Trois heures de pied de grue pour un pied bot !
Et ce n’est qu’après cette vengeance mesquine que l’entretien de Compiègne pourra enfin commencer.
— Je suis bien aise de vous voir, dit Louis XVIII. Nos maisons datent de la même époque. Seulement mes ancêtres ont été les plus habiles. Si les vôtres l’avaient été plus que les miens, vous me diriez aujourd’hui : « Prenez une chaise, approchez-vous de moi, parlons de nos affaires. » Aujourd’hui,
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