Terra incognita

rejoindre tous deux.
    — Où ?
    — Me crois-tu assez stupide pour te le révéler ? se moqua Enguerrand avant de tourner les talons.
    Resté seul sur la coursive, Luirieux emprunta l’escalier pour rejoindre Ronan de Balastre sur le toit du donjon carré. De là, la vue était splendide sur la contrée. Hugues de Luirieux s’accouda à un des créneaux de pierre qui lui arrivaient à la taille.
    — Ainsi donc, vous avez gagné. Sans même qu’une goutte de sang soit versée, laissa choir Ronan de Balastre.
    — Il faut croire.
    Hugues de Luirieux s’attarda sur les silhouettes qui venaient de quitter le bâtiment et d’avancer d’un même pas vers l’écurie. C’était trop parfait. Trop soudain, ce revirement de situation. Était-ce Hélène qui l’avait provoqué ? Craignait-elle si fort pour ses enfants qu’elle ait à ce point composé ? Le baron, son épouse et Enguerrand enfourchèrent leurs montures. Ils n’étaient que trois. Où se trouvait le quatrième ? Luirieux suivit le pas lent des bêtes vers les tours-portières de la première enceinte. Se doutaient-ils qu’ils étaient observés ? Parvenus au terme de la seconde cour, ils s’immobilisèrent devant un des gardes. Ce dernier partit à la course en direction des logements. Un homme en sortit peu après. De là où il se trouvait, Luirieux ne pouvait distinguer ses traits, mais il portait la livrée des Sassenage. Dumas ? Voilà qui corroborerait ses premières déductions. Il enfourcha une bête qu’un autre lui présentait et se cala sur le pas des trois autres. Quelques secondes plus tard, ils enfilaient la herse et s’élançaient au galop sur la grand-route. Quatre à l’arrivée. Quatre au départ, songea Luirieux. Tout était en ordre.
    Alors pourquoi cette sensation détestable de complot persistait-elle en lui ? À cause de Mounia ? N’était-ce pas plutôt de son fils à lui que l’Égyptienne aurait accouché ?
    Il se pencha vers Ronan de Balastre, lui-même perdu dans d’obscures pensées, baissa la voix.
    — Furète partout. Discrètement.
    — Qu’est-ce que je cherche ?
    — Une raison à tout cela. Je veux connaître ce que l’on prend tant de soin à nous cacher.

59
     
    Après avoir appris que Petit Pierre était parti de bonne heure en forêt pour relever ses collets et qu’il ne tarderait plus à rentrer, Hugues de Luirieux et Ronan de Balastre s’étaient réfugiés dans l’appartement seigneurial. Ils étaient éreintés d’avoir chevauché toute la nuit, épuisant les chevaux entre les relais.
    Tandis que, dans la pièce attenante, Gersende rafraîchissait un lit qui, selon elle, sentait le renfermé, le prévôt et son homme de main s’étaient fait monter une collation.
    Quelques minutes plus tard, Torval poussait du pied la porte mal jointée et leur apparaissait dans l’encadrement, le gilet maculé de graisse, une main refermée sur une cuisse de poulet, l’autre sur un pichet qui tanguait. Le rire gras de trop de vin, Torval se laissa choir sur le banc en face d’eux, en jurant tous les tonnerres de Dieu qu’il aurait été dommage, finalement, d’empaler le cuisinier.
    Hugues de Luirieux ne fut pas long à se ranger à son idée, si bien que, lorsque Gersende eut achevé son ménage, effaçant tous les vestiges de la présence de Jacques de Montbel la veille, seul un bruit de mandibules résonnait dans la pièce.
    Elle s’en échappa sans qu’aucun des trois remarque son sourire satisfait.
    Il faut dire que maître Janisse avait fait ce qu’il devait.
    Ainsi avait toujours été sa devise : « Rien ne résiste à la gourmandise quand la chère est bonne à se damner. »
    Et, en matière de damnation culinaire, il savait de quoi il parlait. Jouant les savants auprès de Torval, il avait fourbi ses meilleures armes.
    Pâté en croûte ou de venaison, tourtes aux girolles et à la bécaroïlle, filet de truite roulé au miel subtilement fourré de poudre d’amandes poivrée, poulardes à la broche arrosées de lard fondu et saucées d’airelles, sans parler des tartelettes de caramel, du massepain aux fruits secs sur coulis de fraise et de ses incontournables œufs aux lait.
    Il n’avait mis de côté que le repas prévu pour dame Hélène, sachant combien elle était gourmande et apprécierait de le déguster à son réveil. Pour l’heure, la pauvrette, seul un bouillon était passé et il n’était pas question que son époux donne à Janisse des raisons de la