Thalie et les âmes d'élite

lui parlent de leur état de santé. Pourquoi ne pas sacrifier à cette tradition ?
    Un peu hésitant, il donna tout de même son assentiment d’un geste de la tête.
    — Comment te portes-tu ?
    — Je vais bien, je pense.
    — Voilà une curieuse réponse. Les patients se montrent habituellement
    plus
    affirmatifs.
    Souhaites-tu
    que
    je

    t’examine ?
    Cette fois, l’adolescent fit signe que non. Il n’entendait pas se défaire encore de ses vêtements devant elle.
    — Tu portes toujours...
    La jeune femme n’osa pas dire «cette horreur». Pourtant, aucun autre mot ne lui paraissait mieux décrire cet instrument de torture.
    — Le cilice ? proposa Raymond. Oui, je le porte sur moi tous les jours.
    — Le démon... Comment l’appelles-tu?
    — Chariot.
    — Chariot continue-t-il de te faire la vie dure ?
    Quand monseigneur Buteau posait les mêmes questions, le garçon se trouvait au banc des accusés. Dans un box transformé en cabinet de médecin, devant une charmante femme, ses réponses prenaient un sens nouveau.
    — Il continue ses assauts tous les jours, mais je mets de plus en plus de détermination à le mettre en échec.
    — Avec un cilice et des coups de griffe ?
    — Avec différents moyens pour me mortifier. Ceux-là ne sont pas les seuls.
    — ... Tu peux me donner un exemple ?
    Elle avait ouvert le dossier du garçon, sorti sa plume pour prendre des notes. Même si ces informations ne lui paraissaient pas
    relever
    de
    la
    consultation
    médicale,
    Raymond
    répondit:
    — De petites choses, des efforts quotidiens pour plaire à Jésus. Aller au Petit Séminaire à pied au lieu de prendre le tramway, éviter les aliments qui me plaisent, ne pas lire pour le plaisir mais pour réussir mes études ou me sanctifier...
    — Mais une vie d’où tu chasses tous les plaisirs vaut-elle la peine d’être vécue ?

    — La vraie vie n’est pas celle-ci, mais l’autre. Nous ne faisons que passer.
    De la main, il fit un geste vague, comme un adieu.
    — Selon toi, dit Thalie, les désagréments de notre vie sont une bénédiction.
    — Il vaut mieux qu’elle soit faite de privations.
    — C’est comme un marché, payer le prix ici pour accéder au bonheur éternel ensuite.
    L’omnipraticienne essayait de parler d’une voix neutre, comme si ce raisonnement lui paraissait naturel. En fait, un frisson lui parcourut l’échine. Une envie soudaine de rentrer chez elle, d’embrasser sa mère, son beau-père, sa demi-sœur, même Gertrude, s’installa en elle.
    —Un cabinet de médecin n’est pas la place pour cette discussion. Toutefois, si tu veux, nous pourrions nous rencontrer ailleurs et parler en amis. Je te donne le numéro de téléphone de mon véritable cabinet, ici, je viens seulement aider.
    Une
    jeune
    femme
    répondra.
    Donne-lui
    ton
    nom, elle te mettra en communication avec moi.
    —Nous rencontrer ailleurs ?
    Au ton inquiet de l’adolescent, on aurait pu croire à une proposition malhonnête.
    —Dans un parc, pour une marche dans la rue, où tu voudras en fait, et quand tu le voudras.
    Comme elle se levait, Raymond n’eut d’autre choix que de faire de même. Il accepta la carte, la glissa dans sa poche.
    —Je vous remercie de m’avoir... rassuré.
    Il quitta la pièce. Le médecin ramassa ses affaires, puis endossa son paletot pour partir à son tour. A son passage devant le bureau de la réception, la jeune femme regarda sœur Sainte-Sophie dans les yeux pour lui confier :
    —Ce garçon m’a donné une furieuse envie de rentrer à la maison pour demander à ma mère de me serrer dans ses bras.
    —Cette Marie a bien de la chance, et vous aussi... Il ne va pas mieux ?
    —L’un de nous deux ne va pas bien du tout. Mais si vous lui posez la question, lui vous dira que c’est moi.
    Sur ces mots, son petit sac en cuir à la main, elle s’esquiva.

    *****
    Déplacer tout l’effectif d’une institution d’enseignement pour aller à des funérailles aurait présenté un défi de taille à tout autre endroit qu’au Petit Séminaire, dont l’entrée principale confinait au parvis de la cathédrale. Aussi, le mercredi matin, les bancs du temple s’encombraient d’écoliers en uniforme.
    Ils
    occupaient
    les
    rangées
    latérales,
    et
    l’arrière de la rangée centrale.
    Le cercueil, une boîte en bois blond toute simple, se trouvait sur un chariot devant l’autel. Des crêpes noirs et violets pendaient aux colonnes, accentuant le côté lugubre de l’endroit.