Thalie et les âmes d'élite

montrer à monseigneur Buteau, il conviendrait de donner quelques coups de gomme à effacer.
    Il passa à une page vierge et écrivit tout en haut : « Pour guider ma vie ».
    Le titre lui parut banal. Il l’effaça bien vite, pour mettre plutôt,
    en
    lettres
    capitales:
    «AIMER!
    SOUFFRIR!
    AIMER ! » Pendant de longues minutes, il contempla les mots alignés. Puis, de son écriture d’écolier appliqué, il enchaîna :
    « Offrir mon cœur à Jésus, le laisser y verser les flots de son amour sans jamais y mettre d’obstacles. Aimer pour ceux qui n’aiment pas... Par amour pour Jésus, souffrir.
    Souffrir pour sauver des âmes, souffrir pour ceux qui ne souffrent pas, souffrir surtout pour me vaincre moi-même, devenir plus parfait, me rapprocher de Dieu. Réduire mes sens, réduire mon amour-propre et ma volonté propre. »

    Voilà ! Ce n’était pas le deuil de Paul-Emile Letendre qui l’affligeait depuis quelques jours. Ce garçon s’était révélé mesquin, brutal, volontiers cruel. Il était mort en se livrant à sa dernière méchanceté. Certains feignaient de le trouver drôle, soit pour cacher leur malaise, soit parce qu’eux-mêmes partageaient les mêmes pulsions sadiques.
    Raymond Lavallée portait le deuil de Raymond Lavallée.
    Il venait de décréter sa propre mort pour trouver la paix.
    Les cadavres vivants ne désirent plus rien, ils ne peuvent donc être malheureux. Quand il se dévêtit, il trouva un bristol au fond de sa poche, la carte du docteur Picard. Il la jeta dans la petite corbeille près de la table, puis enleva la jaquette de son uniforme, la chemise et le pantalon. En tirant les draps, il interrompit son geste pour se pencher et récupérer la carte professionnelle.
    Étendu sur le dos, les bras le long de son corps sur la couverture et non en dessous, il contempla le plafond une partie de la nuit. Dans son immense lassitude, Chariot ne se donna même pas la peine de montrer ses cornes.

Chapitre 19

    Le samedi suivant, en fin d’après-midi, Thalie pénétra dans le grand magasin PICARD. Comme sa mère se refusait depuis toujours à y faire ses emplettes, l’endroit ne lui était pas familier. Elle s’attarda longuement devant des appareils radio de marque Marconi et Crossley.
    A Québec, après les stations émettrices éphémères créées plus tôt, deux d’entre elles paraissaient promises à un certain avenir : CKVI et CHRC. Thalie se fit expliquer les diverses caractéristiques de deux appareils. Elle exprima une certaine surprise devant le prix demandé avant de conclure avec un
    «Je vais y penser» peu convaincant. De toute façon, l’heure de son rendez-vous approchait.
    Au dernier étage du commerce, Thomas Picard avait inauguré un restaurant. Cela lui permettait d’attirer une nouvelle clientèle. La jeune femme eut le temps de commander un café et de choisir une table près des fenêtres.
    Elle se perdit alors dans la contemplation de la ligne bleutée des montagnes, vers le nord. La journée très froide de décembre donnait une pureté particulière à l’atmosphère.
    — Pardon, madame...
    Thalie leva la tête pour apercevoir Raymond Lavallée debout près d’elle. Il arrivait directement du Petit Séminaire.
    Ses joues rougies indiquaient qu’il avait marché très vite pour revenir dans sa paroisse.
    — Bonjour, dit-elle en 3e levant, la main tendue.

    Après les échanges de salutations, le jeune homme prit place en face d’elle. Quand la serveuse vint prendre sa commande, le garçon répondit :
    — Je ne prendrai rien, merci.
    — ... Je t’invite, tu sais, insista sa compagne.
    Il était peu probable qu’un garçon du quartier Saint-Roch encore aux études ait un sou en poche. Mal à l’aise, il dit alors :
    — Une tasse de café fera l’affaire.
    Tous les deux ne savaient trop quelle attitude adopter.
    Les consultations médicales obéissaient à un rituel convenu.
    Là, elle explorait un territoire nouveau.
    — Quand tu as appelé, hier, j’ai été très surprise.
    — J’ai été moi-même surpris de le faire.
    La veille, à la récréation, il avait subi des railleries particulièrement vives de ses camarades. Cela avait suffi à le convaincre.
    — Tu habites près d’ici ? demanda-t-elle.
    — À deux pas, dans la rue Grant. Je peux me rendre à l’église n’importe quand dans la journée.
    En disant cela, il porta les yeux sur le parvis de l’église Saint-Roch, six étages plus bas. Quelques paroissiens y