Thalie et les âmes d'élite

la rivière Saguenay. On voit s’élever des usines de pâte et papier et des alumineries, des barrages hydro-
    électriques s’élèvent sur tous les cours d’eau. Un jour, même les campagnes profiteront de l’éclairage électrique.
    Les années 1920 offraient des promesses infinies de progrès. La fée électricité, dont l’image se trouvait sans cesse reproduite une lampe à la main dans diverses publicités, devenait une figure aussi connue que la Vierge. Des poètes en mal d’inspiration publiaient même des chansons sur elle.
    — Vous vous intéressez aux développements industriels ?
    demanda David.
    — Comme citoyen, bien sûr. Mais aussi comme avocat, ou notaire, selon les jours. Vous ne sauriez dire combien de terrains changent de propriétaire avant le début d’un grand chantier.
    Mathieu commençait tout juste à se familiariser avec le sujet. Une firme d’avocats lui versait un salaire conséquent depuis quelques mois pour s’occuper exclusivement de ce genre d’affaires. Finalement, sa longue préparation lui permettait d’échapper à des années de causes criminelles déprimantes. Elles ne l’étaient pas toutes autant que l’affaire Aurore Gagnon, évidemment. Celle-là hantait toujours les nuits du jeune homme. Ne plus avoir à se préoccuper de troublants procès le comblait d’aise.
    — Moi, précisa David, j’aimerais venir juste après l’achat de ces terrains. Quand la machinerie lourde commence à ouvrir le sol pour établir des fondations.

    Marie se réjouissait de voir les deux hommes s’entendre aussi bien, mais elle leur jeta un regard en fronçant les sourcils. Autour d’eux, les gens affectaient une certaine douleur, ou à tout le moins le recueillement. Après un sourire entendu, ils comprirent son message et se turent.
    Cela leur donna l’occasion d’apprécier la longue file devant eux. La perspective d’une interminable attente suffisait à leur inspirer une certaine morosité.
    Après quinze minutes, le groupe s’engagea enfin dans la rue Buade. Mathieu contempla un bref instant la vitrine du Café du Nouveau Monde et remarqua la photo du prélat défunt encadrée de noir placée là aussi. Puis, il éprouva une certaine nostalgie pour les repas partagés avec Flavie, alors que le couple tentait d’échapper aux oreilles indiscrètes des autres pensionnaires de la rue Sainte-Geneviève. Les années un peu bohémiennes étaient derrière lui. Devant, l’existence du professionnel sérieux l’attendait.

    *****
    Derrière la famille des Dubuc et des Picard, Raymond Lavallée alternait entre les moments de tristesse affectée et d’intense curiosité. Ces femmes étaient jolies dans leurs robes de couleur sombre, coiffées et gantées de noir.
    Même la blonde, malgré le sourire imprimé en permanence à la commissure de ses yeux, arrivait à présenter un air de deuil.
    «Tu es bien jolie aujourd’hui, réfléchit-il, mais toi aussi, tu seras sous la terre bientôt, ton magnifique corps mangé par les vers. Les rats commenceront par se régaler de tes grands yeux bleus, de tes lèvres roses... »
    Mentalement, le garçon recommençait sans arrêt sa nomenclature lugubre, prenant pour sujet chacune des jeunes femmes séduisantes s’offrant à ses regards. Depuis la veille au matin, cent d’entre elles peut-être avaient retenu son attention. Les hommes, quant à eux, lui inspiraient des idées d’un autre ordre. Mathieu et David lui parurent parfaits, virils, des modèles de masculinité en quelque sorte.
    Un très bref instant, il les imagina nus, sur la croix, une pièce de tissu au milieu du corps.
    Ses yeux se portèrent finalement sur Thalie. Ses cheveux sombres et bouclés dépassaient un peu sous son chapeau cloche. La robe, la veste et le chemisier, dans des tonalités de bleu, lui donnaient un air sérieux, presque sévère, tout en se révélant seyants. Les lèvres se serraient étroitement et un pli profond marquait le front.
    « Elle semble avoir vraiment de la peine. » La réflexion fit monter en lui un élan de sympathie. Celle-là, il ne l’imagina pas au tombeau. Peu perspicace, Raymond Lavallée confondait un profond ennui et le dégoût devant toutes ces affectations avec une piété sincère.
    La grande fatigue de l’adolescent excusait son manque de discernement. Depuis la veille, il se livrait à un étrange chemin de croix. Il se plaçait dans la file d’attente, patientait jusqu’au moment de passer devant la