Thalie et les âmes d'élite
parent travaille pour moi à titre de secrétaire !
— Tout de même, ton unique parent ! Tu as ta sœur, ta mère...
— Tu sais ce que je veux dire.
Dans une province où régnaient les familles nombreuses, chacun avait au moins une dizaine de cousins, et lui, un seul, particulièrement dérangeant.
— Et en quoi le voisinage quotidien d’une parente par alliance te trouble-t-il ?
— ... Elle est au courant de toutes mes affaires.
— Ah!
L’interjection suffisait comme réponse. La situation pouvait vraiment devenir délicate, il en convenait.
— Déjà, continua Edouard, il s’intéresse de trop près à la gestion de ce commerce. À titre de propriétaire de la sixième part héritée de son père, il vient de demander de tenir une réunion des actionnaires.
— En soi, la demande est raisonnable.
— Mais je m’y oppose absolument! Je ne veux pas lui rendre de comptes.
— Peux-tu te permettre de racheter sa part ?
Le marchand esquissa une mauvaise grimace avant d’admettre :
— Je le lui ai offert des dizaines de fois. H s’entête à refuser.
— Dans ce cas, j’ai bien peur que tu doives te soumettre à son caprice. Je comprends ta réticence; juste le croiser parfois à l’église me donne des démangeaisons.
La sympathie de son ami réconforta tout de même un peu Edouard. Résolu à changer de sujet de conversation, il demanda :
— Ton appel m’a pris un peu par surprise. Qu’est-ce qui t’amène dans la Basse-Ville ?
— L’un de mes clients m’a fait venir pour dénoncer un crime contre sa propriété.
— Je ne suis pas un spécialiste du droit, mais le quidam aurait mieux fait d’appeler la police, non ?
— En toute autre circonstance, oui. Dans ce cas, la difficulté tient à l’identité du délinquant. Ce serait ton voisin d’en face.
Le marchand fronça les sourcils, intrigué.
— Je n’ai pas de voisin en face. C’est l’église Saint-Roch.
— Justement, monseigneur Buteau serait le coupable.
Devant la surprise de son interlocuteur, Lavergne éclata d’un grand rire.
— On ne sait plus à qui se fier, n’est-ce pas ? dit-il en reprenant son sérieux.
— Raconte-moi cette histoire, et ne viens pas m’embêter avec la notion de secret professionnel.
— Il y a exactement une semaine, en pleine nuit, le digne prélat a stationné sa belle voiture avec chauffeur devant le Palais Royal. Il y a retrouvé un complice et a arraché la jolie poitrine de Renée Adorée. Enfin, l’image de cette poitrine, faute de pouvoir s’en prendre à l’original.
Imaginer la scène fit sourire le marchand.
— Le propriétaire du cinéma t’a raconté cela ? demanda-t-il.
— Le pauvre homme tremblait encore de colère, sept jours après les faits.
— Mais comment connaît-il l’identité du fautif?
— Son projectionniste habite juste en face. Comme il aime son métier, il passe ses nuits d’insomnie à la fenêtre pour surveiller l’endroit. Une grosse ampoule électrique surmonte les affiches, il n’a rien manqué du spectacle.
Son interlocuteur hocha la tête. Il connaissait bien la devanture très éclairée du cinéma.
— Que lui as-tu conseillé ?
— De mettre sa publicité sous une vitre, désormais, pour protéger les appas des comédiennes de ces catholiques exaltés, et d’oublier son idée de réclamer un dédommagement à son curé.
— Mais ce qu’il a fait est criminel.
— Je sais. Mais honnêtement, si ce bigot lance une pierre dans une vitrine de ton commerce, tu le poursuivrais, toi? Le marchand demeura songeur un moment. Il admit finalement :
— Non, ce serait me mettre à dos les bonnes dames du quartier, et sans doute aussi celles de toute la ville. Au mieux, j’écrirais à son évêque pour le prier très poliment de mettre une laisse à son chien enragé.
— Moi, je ne peux même pas le faire au nom de mon client. Notre nouvel archevêque a bien des fois affirmé sa haine du cinéma.
Etre confiné à un lit d’hôpital n’empêchait nullement Sa Grandeur monseigneur Roy de fustiger tous les dangers de la modernité, depuis les maillots de bain trop révélateurs jusqu’au droit de vote des femmes, en passant par les spectacles immondes dans les salles obscures.
— Tu continues tout de même de défendre les propriétaires des
salles
de
cinéma
poursuivis
pour
avoir
pris
certaines libertés avec les directives du Bureau de la censure.
— Quelqu’un doit bien se dévouer pour garder aux
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