Thalie et les âmes d'élite
habitants de cette province un tout petit espace de liberté.
Je faisais aussi la même chose au temps de la prohibition, pour défendre les personnes accusées de vendre de l’alcool.
— Le gouvernement a commencé par interdire ce commerce, pour ensuite se donner le monopole de la vente, dit Edouard avec dépit.
L’homme imaginait très bien quel profit il tirerait de la présence d’un comptoir de spiritueux au sous-sol de son commerce. A la place, les consommateurs devaient faire la file dans les débits de la Commission des liqueurs, commander à un petit guichet et recevoir leur précieux nectar dans un sac en papier brun afin de cacher à tous l’objet de leur péché.
— Je ne porterai toutefois pas d’accusation criminelle contre une soutane, conclut le visiteur, et encore moins si elle se teinte de violet.
Le marchand hocha la tête en signe d’assentiment. De nouveau, il orienta la conversation sur un autre sujet.
— Nous aurons des élections le mois prochain. Tu ne m’as pas encore dit pour qui je devrais voter. Non que j’aie la moindre intention de suivre tes conseils, mais je suis tout de même curieux de connaître ton avis sur le sujet.
— N’importe qui vaut mieux que ces maudits libéraux, clama Lavergne avec énergie.
— Comme le Parti progressiste ne présentera personne dans la province, cela ne laisse que le Parti conservateur, celui de la conscription.
— Cette histoire de conscription devient ridicule, commenta l’avocat. D’abord, la loi de Borden contenait de si nombreuses exemptions que la plupart des appelés ont pu échapper au service. Ce sont les émeutes qui l’ont forcé à les lever...
Par cette affirmation, Armand Lavergne changeait radicalement son fusil d’épaule. Son ami ne se gêna pas pour le lui rappeler :
— Des émeutes auxquelles tu as puissamment participé en agitant les foules avec tes discours incendiaires.
L’autre secoua la tête, comme pour nier cet aspect de son passé.
— De toute façon, la guerre est finie depuis des années.
Nous avons maintenant un Parti libéral au pouvoir avec la moitié de sa députation venue du Québec. Peux-tu me dire en quoi cela a fait avancer la cause de notre nationalité ?
— Donc, si je comprends bien, tu vas voter conservateur.
Dans la province, c’est le parti des soutanes. Ils se font les porte-parole de toutes les directives rétrogrades de nos seigneurs les évêques.
— Les conservateurs vont balayer les autres provinces.
Le futur premier ministre Meighen ne devra rien au clergé du Québec, il fera fi de sa volonté.
— Je te vois si enthousiaste... Tiens, tu devrais te présenter pour eux.
Lavergne encaissa mal la raillerie. Finalement, il dut admettre d’une voix mal assurée :
— Il y a déjà une grenouille de bénitier qui a proposé sa candidature dans Montmagny, il est trop tard pour moi...
Mais je te le jure, la prochaine fois, je ne me ferai pas prendre de vitesse. Bon, y allons-nous, à ce restaurant?
En changeant de décor, l’homme espérait être un peu moins sur la sellette.
— Si tu veux, dit Edouard en se levant. Il se trouve tout à côté.
— Dans la Basse-Ville ?
— Oui, dans la Basse-Ville. On peut y manger raisonnablement bien, tu sais. Quel affreux snob tu fais ! Dire qu’il y a dix ans, tu agitais les masses ouvrières contre la conscription.
De nouveau, son interlocuteur grimaça à l’évocation de ce souvenir.
*****
Flavie avait requis les services de Gertrude pour l’après-midi afin de préparer le repas. Occupant toujours son emploi de secrétaire au magasin PICARD, le temps de le faire elle-même lui manquait. Elle parcourut à grandes enjambées la distance entre l’arrêt du tramway et sa demeure. Après avoir longuement félicité la cuisinière de ses préparatifs et s’être excusée auprès d’elle de ne pas être une meilleure femme de maison, elle rejoignit son mari dans le salon.
— C’est tout de même un peu étrange, remarqua-t-elle de nouveau, inviter ton ancien patron alors que sa femme se trouve à la campagne.
— Justement, le pauvre homme est seul. Cela le distraira un peu.
— ... Mais j’aimerais aussi la connaître, sa femme.
Mathieu la regarda en souriant, puis répondit :
— Je t’assure, ma belle, tu n’as aucune envie de la connaître. Moi-même, quand je faisais ma cléricature chez Fernand, j’en avais froid dans le dos. Sa seule présence dans la maison me mettait mal à l’aise.
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