Thalie et les âmes d'élite

raccompagna jusqu’à la réception et le salua de nouveau. Une seule personne occupait encore la salle d’attente.

    — Tout à l’heure, sœur Sainte-Sophie, j’aimerais échanger quelques mots avec vous. Si vous avez le temps, bien sûr.
    — Ce sera avec plaisir, je vous assure.
    Comme la religieuse paraissait se réjouir du tête-à-tête, elle précisa, un ton plus bas :
    — Je veux vous entretenir de ferveur religieuse, mais pas de la mienne.
    Des yeux, elle désigna la grande porte par laquelle Raymond Lavallée avait quitté les lieux. L’autre acquiesça, amusée. Puis Thalie passa la tête dans la porte de la salle d’attente en disant:
    — Madame, je suis toute à vous.
    La patiente lui emboîta le pas en maugréant : « Ce n’est pas trop tôt. » Ses jambes variqueuses, visibles sous sa robe difforme, suffisaient à lui faire pardonner sa mauvaise humeur.

    *****
    Sœur Sainte-Sophie salua la dernière patiente du docteur Picard lorsque celle-ci quitta les lieux. La réceptionniste attendit l’arrivée de sa remplaçante avant de rejoindre l’omnipraticienne dans son box.
    — Vous voilà, commença Thalie. Prenez la chaise. Je regrette de ne pas pouvoir vous offrir un thé, car c’est l’heure.
    — Dans ce pays, vous avez emprunté cette habitude aux Anglais. De mon côté, si mon habit m’autorisait à un peu de gourmandise, je prendrais plutôt un café.
    Elle s’exprimait avec un accent français, marqué parfois des inflexions de son pays d’adoption.
    — Je me munirai d’un thermos bientôt, et je vous inciterai au péché. Je ferai un véritable Chariot de moi.
    L’autre fronça les sourcils avant de déclarer:
    — Je céderai peut-être à la tentation, quitte à me passer de dessert au réfectoire. Mais d’abord, expliquez-moi qui est ce Chariot.
    — Le garçon de tout à l’heure m’a expliqué que Chariot, le diable, l’accompagne toute la journée en lui tendant des pièges. Pour se prémunir contre ses interventions, il se promène avec un cilice sur la cuisse.
    De la main, elle indiqua l’endroit sur sa propre cuisse, près du sexe.
    — Le sang marquait son sous-vêtement, et même le pantalon. La douleur doit être constante et aiguë. Il est venu à pied depuis le Petit Séminaire, il devait rentrer à Saint-Roch de la même façon. Même marcher doit lui être intolérable.
    — ... De nombreux membres du clergé font la même chose. Porter ce genre d’instrument, je veux dire. Des laïcs aussi.
    — Il fait cela pour maintenir Chariot à distance. Ce garçon a seize ans... Vous savez ce qui hante leur esprit, à cet âge.
    Puis, le rouge monta aux joues de la jeune femme.
    — Oh ! Excusez-moi.
    Evoquer les tourments de la chair devant une femme promise à Dieu lui paraissait terriblement déplacé.
    — Me croyez-vous née dans un chou, ricana l’autre, épargnée par le péché originel, faite d’une matière différente de celle des autres êtres humains ?
    Thalie garda le silence. Avoir côtoyé des religieuses au couvent des Ursulines, puis en de rares occasions ensuite, ne changeait rien à son ignorance de la vie des personnes choisissant cette vocation.

    — Je suppose que oui, admit-elle. En réalité, je n’y ai jamais vraiment pensé.
    — Vous connaissez la congrégation dont je fais partie ?
    — Les sœurs de l’Espérance ?
    — Ce n’est pas le nom original de cet ordre, mais celui que nous a donné monseigneur Bruchési à notre arrivée au Canada. Je fais partie des sœurs de la Sainte-Famille de Bordeaux. Comme un groupe s’appelait déjà les sœurs de l’Espérance, qu’une communauté de la Sainte-Famille existait déjà ici...
    Le docteur Picard ne se distinguait pas par sa patience.
    L’histoire de la venue des congrégations religieuses françaises dans la province de Québec lui paraissait bien éloignée du cilice de Raymond Lavallée.
    — Oui, oui, prononça-t-elle, un pli au milieu du front.
    — Ne vous inquiétez pas, la rassura sa collaboratrice, nous viendrons bientôt à ce qui hante les esprits des garçons, et aussi des filles, à seize ans, et même plus tard. Je faisais partie de cette section des sœurs de l’Espérance.
    Grâce à Bruchési, ici, on ne nous désigne plus autrement.
    Là-bas, nous nous consacrions au soin des malades les plus nantis à leur domicile. Vous avez certainement lu des histoires sur la
    déchristianisation
    de
    la
    France.
    L’idée
    était
    simple : la maladie frappait une