Thalie et les âmes d'élite
famille de mécréants, on nous appelait à cause de notre compétence, et en travaillant à la guérison des corps, doucement nous travaillions à la conversion de la maisonnée.
Elle s’arrêta au terme de son monologue, un sourire narquois sur les lèvres.
— ... Cela fonctionnait-il? demanda Thalie.
— Pas très bien. Oh ! Il y a peut-être eu des conversions, mais l’influence s’exerçait parfois aussi dans l’autre sens.
L’omnipraticienne préféra ne poser aucune question devant le caractère délicat de l’aveu.
— Voyez-vous, placer une jeune religieuse dans une famille prospère et libre d’esprit comporte des risques. Si vous considérez ensuite que le malade peut être jeune, beau, aimable... La nonne peut s’enticher de lui, perdre son âme.
Thalie demeura un long moment interloquée, les yeux rivés dans ceux de son interlocutrice. Pour mettre fin au silence, elle demanda :
— Et dans ce cas, qu’est-il arrivé à la religieuse ?
— On l’a envoyée en exil au Canada. Elle travaille maintenant dans une écurie qui se donne des airs d’hôpital... ou le contraire, je ne sais trop.
La jeune laïque se mit à contempler ses doigts. Parfois, ne pas avoir une tasse de thé pour se donner une contenance se montrait regrettable.
— Raymond Lavallée parle du diable comme s’il se trouvait réellement dans sa chambre. Si Chariot quitte son coin, il se donne un coup de compas dans la cuisse. Quand il se trouve au lit...
— Chariot accourt. Et en plus du compas, il s’astreint au cilice toute la journée. Son monde paraît receler bien des tentations. Cela signifie simplement qu’il est jeune et en bonne santé. Mais comme je le disais tout à l’heure, des gens haut placés dans l’Eglise lui donnent l’exemple de ce genre... de détermination. Il le fait peut-être même sur les conseils de son confesseur.
C’était bien probable. Pareil enthousiasme religieux ne se développait pas en vase clos, le garçon devait fréquenter assidûment son pasteur.
— Il y a fait allusion. Son curé est mon oncle Buteau.
— Un prélat dans votre famille ? Vous me réservez toutes les surprises.
— Du côté de maman. Du côté de papa, aucune trace de sainteté, seulement du commerce de détail.
— Le mieux serait d’en parler à votre parent, suggéra sœur Sainte-Sophie. Car je devine que vous trouvez la frénésie religieuse
de
votre
patient
tout
à
fait
exagérée. Ce prêtre pourra sans doute le raisonner, lui suggérer un peu plus de retenue dans sa lutte contre les tentations.
— Ce garçon risque de nuire gravement à sa santé...
pensez juste aux risques d’infection de toutes ces blessures liées au cilice.
Elle resta songeuse un instant, puis se résolut à dire toute la vérité.
— Je sais bien que dans des circonstances normales, je pourrais discuter tout simplement de la chose avec mon oncle. Mais voyez-vous, je n’ai jamais eu de rapport avec cet homme. Je ne me souviens même pas d’une conversation avec lui.
Même
maman...
Il
est
venu
parfois
à
la
boutique et jamais elle ne l’a laissé monter à l’appartement privé.
— Dommage, mais je ne comprends pas encore pourquoi vous avez tenu à me parler de tout cela. Est-ce seulement pour obtenir mon
avis?
Dans
ce
cas,
le
voilà:
je
partage votre opinion, pareille pratique chez un enfant me paraît exagérée.
Thalie se redressa sur sa chaise, désolée d’empiéter sur le temps de repos de la pauvre femme devant elle.
— Vous pourriez peut-être parler à mon oncle. Votre statut...
L’autre éclata de rire. De nouveau, le médecin se sentit rougir un peu.
— Je vous apprécie beaucoup, vous savez, confia la religieuse. Généreuse, profondément dévouée aux gens qui défilent ici. Naïve aussi. Cela contribue à votre charme. Je ne parlerai pas à votre oncle. En prenant cet habit, j’ai fait le vœu de chasteté, de pauvreté et d’obéissance. Ma supérieure ne me permettrait pas de me rendre au presbytère Saint-Roch.
— Mais votre habit, justement...
— Mon habit ne rendrait pas monseigneur Buteau plus attentif à mes paroles, vous le savez autant que moi.
A tout le moins, le médecin s’en doutait. Elle leva les yeux, un peu mal à l’aise.
— Je suis désolée d’avoir ainsi abusé de votre temps.
Vous aurez bientôt droit à votre tasse de café pour me faire pardonner.
En posant la main sur la poignée de porte, la religieuse se retourna pour
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