Thalie et les âmes d'élite
sa paroisse d’origine avec l’espoir de voir quelqu’un de sa famille lui offrir le gîte et le couvert. Tous les commerces de la rue Saint-Joseph avaient refusé de l’engager.
— Je suis prête à la prendre.
L’autre hocha la tête, un sourire aux lèvres. Voilà une famille de la Haute-Ville qui connaîtrait un changement draconien de sa diète. Cette Gaspésienne devait avoir mis de la morue sur la table des siens tous les jours de la semaine.
— Et en ce qui concerne la bonne ?
— Ce sera le plus facile. Une jeune fille arrivée hier...
— Est-elle jolie ?
La religieuse observa sa visiteuse, sans un mot. Si Eugénie ressentit un sentiment de honte, l’autre lui adressa finalement un sourire chargé de sympathie. Souvent, ses clientes s’inquiétaient du charme de leurs futures employées, jamais pour retenir les plus belles.
— Elle vient de la Beauce. Je leur demande de descendre tout de suite, à elle et à la cuisinière.
Après s’être absentée une minute ou deux, sœur Sainte-Rita revint avec deux femmes en remorque, le plus dissemblable possible l’une de l’autre. Dans la cinquantaine, la plus âgée mesurait cinq pieds à peine, et son tour de taille devait représenter une longueur équivalente. La plus jeune, âgée de vingt ans peut-être, frôlait les six pieds pour un poids de moins de cent livres. Sa robe en laine ne montrait pas l’ombre de seins ou de fesses. Avec l’uniforme noir des domestiques, elle paraîtrait tout à fait lugubre.
— Je suppose que vous avez toutes les deux un certificat de moralité de votre curé, s’enquit Eugénie.
— Oui, madame, répondit la religieuse à leur place.
Pendant quelques minutes, la conversation porta sur les gages des deux femmes. La bonne recevrait quelques dollars par mois, la cuisinière un peu plus. Toutes les deux se montrèrent satisfaites, mais la négociation fut menée par la religieuse. Ses attributions ne semblaient connaître aucune limite.
— Venez avec moi, conclut la bourgeoise. Nous trouverons un taxi de l’autre côté de la rue.
Avant de quitter les lieux, Eugénie demanda :
— Ma sœur, combien vous dois-je pour vos services ?
Après tout, cette institution jouait un peu le rôle d’une agence de placement.
— Nous ne demandons rien, c’est une œuvre charitable.
Bien sûr, il faut compter le loyer de cette grande maison, les repas de nos pensionnaires et les nôtres... Si vous voulez faire une donation, elle nous serait très utile, croyez-le.
La visiteuse fouilla dans son sac, quelques dollars changèrent de main. Finalement, elle versa le double de la commission d’une agence. Mais aucune agence ne se portait garante de la moralité de ses recrues.
Les deux employées à sa suite, elle se rendit ensuite à la gare pour trouver un taxi.
Chapitre 15
Le personnel de la pension Sainte-Geneviève prenait congé le dimanche après-midi. En conséquence, ce jour-là, les locataires devaient trouver eux-mêmes le moyen de se sustenter pour le repas du soir. Si les députés en profitaient pour fréquenter l’un ou l’autre des quelques restaurants ouverts le jour du Seigneur, les étudiants se contentaient d’un morceau de pain et d’une tranche de fromage.
Ce fut avec la relative assurance de trouver Jeanne à la pension que Fernand vint sonner à la porte. Depuis son départ de la grande demeure de la rue Scott, il lui avait adressé quelques lettres, sans obtenir de réponse. Ce silence ne l’avait pas trop inquiété : la domestique devait avoir peu de temps à elle, ou encore les missives avaient été interceptées par Eugénie.
Il tourna la petite clé actionnant la sonnette à trois reprises avant qu’Elisabeth ne vienne répondre elle-même.
— Je suis désolé de vous déranger, madame, dit-il en enlevant son feutre. Je souhaite voir Jeanne.
— ... Je suis désolée, elle ne se trouve pas à la maison.
— Pouvez-vous me dire où elle est ?
Le désarroi sur le visage du pauvre homme incita Elisabeth à se mêler de cette histoire. Après tout, elle avait reçu ce gendre à sa table deux fois par mois pendant des années.
— Venez, je vais vous faire du thé et nous discuterons un peu.
Elle s’effaça pour le laisser entrer, ferma la porte puis se dirigea vers la cuisine. Ne sachant trop où se mettre, il la suivit. Lorsqu’elle versa de l’eau dans la bouilloire, elle fut un peu agacée de le voir planté au milieu de la pièce, le chapeau entre les mains.
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