Théodoric le Grand
deux hauts mâts.
Leur toile jaune se gonfla tel un habit doré sous ce rayonnement inattendu, et
le navire bondit en avant d’un joyeux élan, tout heureux de reprendre le chemin
du midi.
Cette nuit-là pourtant, quand le Gutaland eut été avalé par
l’horizon, un nouvel augure se manifesta, un présage que j’aurais volontiers
considéré comme funeste, si j’avais prêté foi en ce genre de signe. Le ciel
était alors pur de tout nuage, d’un blanc bleuté au lieu du gris sale habituel,
et constellé de brillantes étoiles. Poussé par sa voilure, le navire fendait
l’écume avec entrain sous le souffle du vent, traçant sur les eaux mornes de
l’Océan Sarmate un arc de vagues et un sillage irisé d’écume couleur de perle,
filant droit vers le sud, en déviant juste sa course de temps à autre de droite
et de gauche pour éviter de grosses masses de toross. J’étais debout sur
la poupe, admirant l’agilité manœuvrière des timoniers et heureux de voir
briller juste derrière nous Phoenice, l’étoile du Nord, quand soudain, en
l’espace d’un instant, elle disparut de ma vue.
Avec une douceur, une lenteur incroyables, stupéfiantes de
majesté, se mirent à miroiter du zénith dans toutes les directions de
somptueuses gerbes lumineuses semblables à des draperies, voiles translucides
et glacés allant du bleu au vert pâle, en passant par des teintes lavande.
Elles flottaient à travers les cieux, paresseuses et lentes comme un rêve, dans
un silence de mort, avec la légèreté du duvet d’oie porté par une douce brise,
en dépit du vent du nord qui soufflait toujours à grandes bourrasques à la
surface de la mer. La vue était d’une beauté à couper le souffle ; si
j’avais été superstitieux et croyant, j’aurais pu imaginer que tous les dieux
étaient morts, et que ces spectrales draperies étaient leur linceul. Fort
heureusement, avant d’émettre je ne sais quelle bêtise, je jetai un coup d’œil
aux marins et les vis parfaitement détendus, passionnément absorbés par ce
spectacle hors du commun, échangeant à son sujet des commentaires tout à fait
sereins.
Voulant m’assurer que Frido n’avait pas non plus été
déstabilisé par cet événement cosmique, je le trouvai aussi enjoué que les
timoniers. Pourtant, quand je lui bredouillai-je ne sais quoi au sujet des
augures célestes, il perçut le trouble que je cherchais à lui dissimuler.
Alors, comme si les rôles s’inversaient, lui adulte et moi
enfant, il m’assura d’un ton de bonne humeur :
— S’il s’agit d’un présage, Thorn, il ne doit pas
augurer grand-chose. C’est un phénomène courant sous nos latitudes, surtout
l’hiver. Nous autres Ruges, nous appelons cela les murgtanzern, les
joyeux danseurs.
Qui étaient réellement ces joyeux danseurs et pourquoi
dansaient-ils ? Personne ne m’a jamais éclairé à ce sujet, mais je n’avais
aucune raison de m’inquiéter d’un phénomène assez inoffensif pour être qualifié
de joyeux. Je fus donc tranquillisé, gardant juste les yeux gaiement ouverts
pour jouir du spectacle le restant de la nuit. Bien m’en a pris, car les nuages
gris et bas étaient de retour au petit matin, et jamais plus, de toute ma vie,
je n’ai revu danser les murgtanzern.
*
Le voyage du retour ne fut pas aussi pénible et
inconfortable que celui de l’aller. Le vent étant avec nous, il fut deux fois
plus rapide. Quand nous ralliâmes Pomore, un beau matin, les marins affalèrent
les voiles et laissèrent le navire glisser vers le débarcadère et ralentir
doucement pour l’accostage. Je vis quelqu’un s’agiter sur le quai, tout excité.
J’avais redouté par-dessus tout que la reine Giso anticipât notre arrivée, et
qu’elle fut là à nous attendre, aussi maussade que d’habitude. Ce n’était pas
elle, heureusement, mais Maghib, mon ancien compagnon. Aussi dis-je au prince
Frido :
— Il se pourrait qu’on puisse un peu améliorer notre
plan, et préparer notre évasion de façon plus soignée.
— Que veux-tu dire ?
— Attends, je n’en suis pas encore sûr. Mais écoute-moi
attentivement. Le capitaine semble bien disposé à obéir à tes ordres.
Demande-lui de ne pas arrimer fermement le bateau à quai, mais simplement de
l’attacher au bout d’une amarre lâche, et de tenir ses rameurs prêts à agir.
Ensuite, comme prévu entre nous, envoie l’un des gardes chercher nos montures,
dûment sellées. Mais exige de lui
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