Théodoric le Grand
regard concupiscent. Nous nous gardions bien de
nous adresser le moindre signe de reconnaissance. Il y avait à Constantiana un
assez grand nombre d’hommes de troupe de Strabo, même si l’on ne pouvait
véritablement parler d’une grande armée, et Odwulf avait sûrement – et c’était
une bonne chose – trouvé plus aisément à se fondre dans la masse sans
passer pour un intrus. Toutefois, il réussissait à intervalles réguliers à se
faire désigner pour garder ma porte, afin de vérifier si je n’avais pas besoin
de ses services. Le cas ne s’était pas encore présenté, mais nous ne nous
privions pas de converser librement, la servante Camilla étant bien incapable
de laisser tramer une oreille indiscrète. Je me réjouissais de ces rares
occasions d’être en contact avec une autre personne que Strabo lui-même.
Car ce dernier, lui, parlait sans contrainte. Et lorsqu’il
n’était pas en train de haleter, de grogner ou de baver sur moi, en pleine
copulation, il parvenait même à articuler convenablement. Ce qu’il me disait
présentait souvent à mes yeux un irrésistible intérêt. Il se montrait
particulièrement loquace lorsqu’il roulait à mon côté, languide et comblé,
après l’usage charnel qu’il avait fait de moi. Mais s’il acceptait de se
confier aussi librement, ce n’est pas parce qu’il s’était amouraché de ma
petite personne. C’était tout simplement dû à sa forfanterie naturelle, et
parce qu’il était certain que jamais je ne ferais usage des secrets qu’il me
divulguait.
Je ne veux pas dire par là que tout ce qu’il me confiait
était de l’ordre sombre et sinistre du secret d’État, bien entendu. Lorsque
nous arrivâmes à Constantiana, il ne chercha pas à dissimuler, pas plus à moi
qu’à tous ceux qui l’entouraient, sa surprise et sa contrariété de n’y point
trouver son optio Ocer, muni de l’acte de contrition, de concession et
de soumission de Théodoric. Divers contretemps plausibles pouvaient expliquer
ce retard, aussi Strabo n’en fit-il pas une montagne. Du moins au début… Mais
lorsque le temps commença à passer, son inquiétude s’accrut, et avec elle sa
mauvaise humeur, ce qui me valait des remarques du genre :
— Si ton nauthing de frère espère m’amener à je
ne sais quel compromis simplement en lambinant pour me donner sa réponse,
j’aime autant te dire qu’il se trompe lourdement !
Sur quoi je me contentais de hausser les épaules d’un air de
suprême indifférence, comme pour bien faire comprendre que je n’avais rien à
voir avec tout cela, que je m’en fichais totalement, et que je ne pouvais rien
y faire, quand bien même j’en aurais eu l’intention. Une autre fois, Strabo se
fit plus menaçant :
— Peut-être que les atermoiements de poule mouillée de
ton frère trouveraient une solution plus rapide si je lui faisais parvenir,
chaque semaine, un de tes doigts…
Je bâillai, et répondis :
— Envoyez-lui plutôt ceux de Camilla. Théodoric ne
verra sans doute pas la différence, et ceux-ci ne lui manqueront guère. Ils ne
lui servent pas à grand-chose, vu le dur travail qu’elle fournit à mon service…
— Iésus Xristus, s’exclama Strabo, sincèrement
admiratif. Tu as beau être une princesse de pacotille, tu n’en es pas moins une
digne Ostrogothe, cela ne fait aucun doute ! Une prédatrice ! Cruelle
comme une haliuruns ! Ma foi, lorsque tu me donneras un fils, quel
rude, solide et inflexible héritier ce sera !
Une autre fois, il se mit à parler d’un sujet qui n’avait à
l’évidence rien de secret, mais qui fut pour moi comme un coup de tonnerre. Il
venait de se vanter de l’estime aveugle et du soutien que lui vouait l’empereur
Zénon, lorsque je lui fis cette remarque intrépide :
— Mais supposez que mon frère ait obtenu l’appui de
l’empereur de Rome. Ne vous retrouveriez-vous pas de fait en complète égalité
avec lui, et donc dans une impasse ?
Strabo se fendit d’un rot bien gras et grogna :
— Vái ! Il n’y a aucun empereur à Rome.
— Oui, je veux dire à Ravenne, bien sûr. Je sais bien
qu’il n’est qu’un enfant, et qu’on l’a surnommé non sans dédain Romulus
Augustule…
— Ne, ne. Aúdawakrs a détrôné Romulus Augustule,
l’a exilé, et a fait décapiter son régent de père. Pour la première fois depuis
cinq cents ans, aucun Romain ne porte plus le retentissant titre d’empereur.
Autant dire que
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