Théodoric le Grand
l’intérieur de la barrière des
îles. Elles tanguaient et remuaient sur l’eau, mais tentaient de rester en
ordre, avançant en deux lignes parallèles, trois dans un sens et trois dans
l’autre. Hormis les boucliers dépassant des bastingages et les pointes des
lances hérissées juste au-dessus, ces navires de fortune ressemblaient ni plus
ni moins à de gigantesques boîtes. Équipées de deux rangées de rameurs,
dépourvues de mât, elles semblaient, avec leurs flancs carrés et leurs
extrémités angulaires, n’avoir ni proue ni poupe.
— De ce fait, elles n’ont pas à faire demi-tour,
expliqua Lentinus. Il est plus facile aux rameurs de se retourner sur leurs
bancs que de faire virer de bord ces pesantes constructions. Et quel que soit
leur espacement à travers le port, quelle que soit leur lenteur, il sera
toujours possible à deux d’entre elles de converger sur n’importe quel bateau
qui tenterait de se glisser entre elles. Dans chaque boîte, quatre de vos contubernia de lanciers se tiennent prêtes, armées également d’épées. Assez pour submerger
l’équipage d’un navire de commerce.
— Ces hommes ont-ils déjà eu le plaisir de donner
l’assaut à l’ennemi ?
— Jusqu’ici pas encore, non, et je doute qu’ils aient à
le faire. Depuis que la patrouille a été mise en place, un immense bateau de
grains et une file de barges remorquées par une galère sont arrivés de la mer
entre les îles, empruntant les passes menant au port. Mais en voyant l’éclat de
tout ce métal qui les attendait, ils ont rebroussé chemin. Je pense que nous
avons d’ores et déjà tari tout ravitaillement par la mer.
— Je suis heureux de l’entendre, murmurai-je.
Lentinus continua :
— Et je puis attester que depuis que je travaille avec
vos hommes ici et à Ariminum, pas un morceau de lard salé n’est entré dans
Ravenne, ni a fortiori ressorti, en suivant la Via Popilia. Si la ligne
de siège est aussi étanche sur tout le pourtour de la cité, et je crois que
c’est le cas, rien d’autre ne peut entrer dans Ravenne ou en sortir qu’un
message de temps à autre. Vos hommes ont bien aperçu des signaux lancés par ces
torches grâce au système de Polybe, émettant de loin au-delà des marais,
auxquels il était répondu des remparts. Il semble évident qu’Ozoacre possède
encore à l’extérieur des partisans qui le renseignent sur la situation. Mais
tout ce qu’il reste désormais aux habitants de Ravenne pour subsister, ce sont
les cargaisons de navires précédemment engrangées.
Comblé, je fis remarquer :
— Odoacre peut encore occuper les lieux pour un certain
temps, mais il ne pourra s’y maintenir indéfiniment.
— Et vous n’avez pas tout vu, fit Lentinus exultant de
joie. Je suis en train de mettre au point quelque chose… qui rendra franchement
désagréable le séjour d’Ozoacre en ces lieux. Passons la nuit ici avec vos
troupes, Saio Thorn. Demain, vous me suivrez jusqu’à l’endroit où notre
cordon de siège est traversé par la rivière coulant en direction de Ravenne.
Croyez-moi, ce que vous verrez là est encore bien plus réjouissant que les
boîtes flottantes.
Je pensais qu’il allait nous falloir rebrousser chemin le
long de la Via Popilia afin de contourner Ravenne, mais nos soldats, qui n’avaient
pas eu grand-chose à faire, avaient éprouvé la solidité du sol et tracé un
chemin au sol dur et ferme, serpentant entre tourbières et sables mouvants.
Nous pûmes donc le lendemain traverser cette région aussi aisément et
rapidement que sur la voie romaine usagée. La piste nous emmena vers
l’intérieur des terres, approximativement jusqu’à l’endroit d’où j’avais aperçu
les signaux de Polybe – même si nous nous trouvions plus près des murs de
la ville, visibles dans le lointain – et nous atteignîmes enfin la
rivière. Elle coupait notre ligne de siège, mais je vis nettement, au-delà, une
rangée de nos hommes s’allongeant sur la rive nord. De ce côté, une vingtaine
d’ouvriers, torse nu dans la moite chaleur des lieux, tout luisants de sueur,
travaillaient au projet que Lentinus avait voulu me montrer.
— Voici le bras le plus méridional du fleuve Padus,
dit-il. Regardez comment, un peu à l’est d’ici, il se partage en deux bras
comme pour encercler les murailles de Ravenne jusqu’à la mer. Ce n’est pas
entièrement dû à la nature. Cette fosse a été creusée de main d’homme,
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