Théodoric le Grand
cruel à son
égard, cela n’eût strictement rien changé à l’affaire.
Dans les rares occasions où je pouvais désormais obtenir un
entretien auprès de lui, il s’empressait d’évacuer sommairement les affaires
dont j’étais venu l’entretenir, pour pouvoir mieux m’infliger quelque nouveau
détail concernant ses projets nuptiaux, dont j’étais déjà plus que fatigué.
La dernière fois que nous discutâmes en tête à tête avant le
jour du mariage, il me dit d’un ton un brin mélancolique :
— La cérémonie ne sera pas aussi élaborée que je
l’aurais souhaité, parce qu’il n’existe qu’une seule église arienne où
l’organiser, le baptistère. Connais-tu cet endroit, Thorn ? À l’origine,
il était utilisé par les Romains comme simple établissement de bains. C’est
tout ce que le pauvre évêque Néon a pu se procurer comme lieu de culte pour les
ariens, dans cette cité dominée par l’Église de Rome.
— Comment ça, un simple établissement de bains ?
m’écriai-je, presque hargneux. Les thermes romains sont en général aussi beaux
que vastes et le vieux Néon a fort bien fait de convertir ce bâtiment en lieu
de culte. Je ne doute pas que le baptistère sera largement suffisant pour
accueillir aisément ce mémorable événement.
— Je n’en ai pas moins promis à Néon de faire bâtir une
église arienne bien plus somptueuse, dont il fera sa cathédrale. Ce projet le
remplit de joie. La ville mérite après tout largement un édifice de ce genre,
qui sera de toute façon bientôt nécessaire, les ariens étant appelés à devenir
ici plus nombreux que les catholiques.
Avec une nette pointe d’humeur, je rebondis sur le
sujet :
— Je ne comprends toujours pas ton insistance à
conserver Ravenne pour capitale. Cet endroit est d’un lugubre ! Humide,
nimbé d’incessants brouillards, empesté par les miasmes des marais… On entend à
longueur de nuit le coassement des crapauds, quand il n’est pas dominé par
l’épuisant bourdonnement des moustiques suceurs de sang. Il n’y a guère que sur
le front de mer de Classis que l’on sente un peu d’air, mais on s’évanouirait
avant d’y arriver, tant l’odeur du quartier des artisans est insoutenable.
— J’envisage certaines améliorations, fit avec douceur
Théodoric.
Mais je me déchaînai de plus belle :
— S’il n’y avait que l’air qui soit fétide… L’eau est
pire encore ! Les flots du Padus ramènent des marais une épaisse écume
saumâtre, à quoi viennent se mêler les immondices issus des lieux d’aisances de
la ville. C’est un effrayant brouet. Les Romains d’ici sont les seuls au monde
à boire leur vin non dilué, tel qu’il sort de l’amphore, car ils savent qu’il
est meilleur ainsi que mélangé à l’eau de Ravenne. En témoignent ces petits
vers de Martial qu’ils se récitent depuis si longtemps :
J e préférerais dans Ravenne
Une fontaine à des sarments…
J’y vendrais plus cher son eau saine
Que du bon vin, j’en fais serment !
Toujours aussi conciliant, Théodoric répliqua :
— Ravenne est la capitale depuis qu’Honorius en a
décidé ainsi…
— Tout ce qui l’intéressait était l’invulnérabilité de
la ville et la capacité à s’y réfugier. Mais ni lui ni aucun de ses
successeurs, depuis près de quatre-vingt-dix ans, n’ont levé le petit doigt
pour rendre Ravenne plus habitable. Ils n’ont même pas cherché à faire réparer
l’aqueduc en ruine, pour fournir une eau décente. Ne me dis pas que tu as
besoin d’une retraite où te retrancher ! Tu pourrais choisir ta capitale
parmi la vingtaine de cités plus salubres qui…
— Bien sûr, oui, tu as raison… Thags izvis, Thorn,
de te préoccuper ainsi du bien-être d’Audoflède.
— Quoi ? fis-je, cueilli en pleine diatribe.
Audoflède ?
— Elle m’a déjà fait remarquer – sans s’en
plaindre, note-le bien – que cet air humide déformait les boucles de sa
chevelure. Mais elle ajoute, car la petite est toujours enjouée, que cet air
humide est bon pour son teint féminin. Il est louable de ta part, Thorn, de te
plaindre de mon inélégance à laisser croupir ici Audoflède. Mais ne t’en fais
pas. Elle est prête à supporter les désagréments de Ravenne le temps que je
travaille à y remédier. Je lui ai déjà soumis mon idée de drainer les marécages
et de rebâtir l’aqueduc, afin de faire de cette cité un agréable lieu
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