Théodoric le Grand
plus superbes étaient dorénavant considérés
comme des carrières à ciel ouvert, dans lesquels tout un chacun pouvait aller
se servir sans retenue aucune pour les usages les plus dérisoires. Des marbres
fins, des pierres calcaires, des colonnes et des frises entières, sculptées et
polies, étaient abandonnés, offerts à qui viendrait les prendre.
En certains endroits de la cité, ces déprédations laissaient
apparaître de façon rétrospective les quelque douze siècles et demi d’existence
de Rome. On pouvait littéralement voir comment certaines structures, à
l’origine de facture modeste et grossière, s’étaient raffinées au fil du temps,
à mesure que progressaient la prospérité de la ville, la maîtrise des arts et
l’habileté de ses architectes et de ses maçons. Ce spectacle ne pouvait
inspirer que regret et mélancolie.
Je n’en citerai pour exemple que le temple d’Éos, tout
proche du marché aux légumes. L’eussé-je découvert au temps de la splendeur de
Rome, que ce petit temple fait du marbre de Paros le plus pur, élevé à la
gloire de l’aurore, me fut apparu comme l’exquise expression de son achèvement
architectural. Mais depuis, l’essentiel de son marbre était tombé ou avait été
dérobé, qu’il eût embelli la façade de la riche villa d’un patricien local, ou
que ses blocs disjoints aient été grossièrement alignés pour procurer un abri
au veilleur de nuit du marché. Et dans les endroits où ce marbre avait disparu,
l’on découvrait un temple d’Éos plus ancien, fait de ce matériau nommé la
« terre de fer » et probablement construit au temps où Rome n’avait
pas encore les moyens d’importer ce marbre coûteux. Des morceaux de cette terre
de fer étaient eux-mêmes tombés ou avaient été prélevés, peut-être pour combler
un trou du revêtement de la chaussée d’une rue voisine. On voyait alors
apparaître dans les trous béants la structure originelle du temple, bâti dans
un tuf gris, sans doute érigé avant que les Romains ne découvrent la
fabrication de la terre de fer. Cela ne s’arrêtait pourtant pas encore là. Ces
blocs de tuf avaient parfois eux-mêmes été ôtés, éventuellement pour caler les
tables des vendeurs de légumes du marché. Et sous ce qui subsistait de ce tuf,
on découvrait enfin ce qui avait dû constituer le véritable temple initial,
fait d’humbles briques de terre cuite brune, mais érigé avec goût, aux temps
immémoriaux où les Étrusques appelaient encore cet endroit Ruma, et où l’aurore
avait pour nom Thesan.
Malgré cette disgracieuse négligence, Rome n’avait pas pour
autant perdu toute sa magnificence. La ville était tout simplement trop
joliment bâtie pour succomber à des démolisseurs moins puissants, moins
industrieux et moins déterminés que les dieux. La plupart de ses monuments
étaient, et sont toujours, si splendides que des créatures aussi bestiales que
les Huns eux-mêmes auraient eu honte de les détruire. Il restait cependant
encore assez d’édifices, de palais, de portes et de jardins préservés pour que
j’en éprouve de l’émerveillement et de la joie, en dépit de tout ce que j’avais
pu voir de similaire à Constantinople. Que ce soit lors de cette première
visite ou de toutes celles que je fis par la suite, jamais je ne pus jouer les
voyageurs blasés ou simuler l’indifférence. Dès que je foulais l’intérieur
ample, vaste et majestueux d’une de ses basiliques, d’un de ses thermes ou de
ses temples – tout particulièrement le Panthéon, qui inspire le plus
écrasant respect –, je me sentais ravalé à l’insignifiance d’une fourmi et
sentais sourdre en moi au même instant, une incrédule mais irrépressible fierté
à la pensée que de simples hommes aient pu édifier de telles œuvres.
Je continuerai de préférer Rome à Ravenne, même quand
Théodoric aura largement transfiguré sa capitale. Et sans nier que
Constantinople reste une somptueuse métropole, elle ne demeure encore, de mon
point de vue – alors que la Nouvelle Rome s’approche de son deux-centième
anniversaire –, qu’un enfant au berceau comparée à la vénérable antiquité
de son modèle d’origine, la véritable Rome, à jamais inimitable. Je garde
cependant présent à l’esprit que j’ai vu Constantinople au temps où moi aussi
j’étais jeune et que je n’ai découvert Rome qu’une fois passé sur la pente
descendante de ma vie.
Quand Ewig m’eut
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