Théodoric le Grand
auxquels aspire plus
d’une main avide, dès que l’occasion lui est donnée de les soustraire à leurs
supports ? Comme c’est déjà le cas pour la foison de murs et de bâtiments
de notre cité, il serait souhaitable de prodiguer à ces statues les attentions
et réparations nécessaires. À cette fin, les citoyens doivent aujourd’hui se
tenir sur leurs gardes et faire en sorte que ce peuple figé dans l’éternité ne
soit dorénavant plus molesté, ni mutilé ou taillé en pièces. Ô honnêtes
citoyens, nous vous le demandons, qui d’entre vous, investi d’une aussi noble
charge, oserait désormais être négligent ? Qui se laisserait lâchement
aller à la vénalité ? Tous, vous devez combattre les gredins chapardeurs
que nous stigmatisons ici. Si l’un de ces malfaisants vient à être pris sur le
fait, la punition de qui aura attenté à la beauté des anciens en l’amputant
d’un de ses membres sera publique et douloureuse, puisqu’on lui infligera une
peine similaire à celle qu’il a fait subir à nos monuments… »
Je cessai de lire, rassemblai les feuillets, m’éclaircis la
gorge et dis :
— Vous aviez raison, Cassiodore, le message dit bien en
substance : « Arrêtez cela. » Seulement, il l’exprime un peu
plus… beaucoup plus…
— Indubitablement, proposa-t-il. Beaucoup plus
complètement.
— Complètement, voilà. C’est le mot que je cherchais.
— Si vous lisez la suite, Saio Thorn, vous
l’aimerez encore plus. Là où je fais disserter Théodoric sur la nécessité de…
— Non, non, Cassiodore, fis-je, repoussant les feuilles
vers lui. Je vais garder le reste pour plus tard. Je ne veux pas gâcher le
plaisir de ressentir leur impact… complètement, quand ces paroles sonores
retentiront dans la salle de la Curie.
— Déclamées en plein Sénat ! s’exclama-t-il
joyeusement, roulant les papyrus en forme de tube et les scellant avec du plomb
fondu, sur lequel il apposa le sceau de Théodoric. En plein Sénat !
— Oui, appuyai-je. Et je parierais tout ce que je
possède qu’elles seront accueillies aux cris de : Vere diserte !
Nove diserte !
34
Durant la majeure partie du règne de Théodoric, je fus principalement
occupé à poursuivre ce que j’avais pratiquement fait toute ma vie :
voyager, observer, apprendre, accroître mon expérience. Tous les autres
maréchaux du roi se satisfaisaient d’avoir acquis une position sûre, bien
établie, mais ma fonction d’ambassadeur itinérant au service du roi me
satisfaisait pleinement. J’aimais être son bras armé, son œil de lynx. Il
arrivait parfois qu’il requière ma présence à sa cour, ou que je passe quelque
temps dans l’une de mes résidences de Rome ou de Novae, mais j’errais la
plupart du temps par monts et par vaux quelque part dans le royaume de
Théodoric, ou même au-delà de ses frontières.
Parfois sur l’ordre exprès de Théodoric, parfois par goût
personnel, je pouvais me retrouver dans la luxueuse résidence balnéaire des
notabilités romaines à Baiae [131] ou bien dans les plus lointaines
retraites des tribus étrangères. Je me déplaçais vêtu de l’armure ornée d’un
sanglier et des insignes officiels du maréchalat, ou bien encore dans
l’élégante tenue qu’un herizogo ou un dux est tenu d’arborer,
mais le plus souvent, je sillonnais les routes dans la tenue simple et anonyme
du voyageur de grands chemins. Il pouvait m’arriver de me déplacer escorté
d’une troupe de soldats, ou bien d’ordonnances chargées de relayer mes
messages, mais j’évoluais le plus souvent seul, rapportant mes témoignages en
personne.
Je pouvais rentrer en annonçant :
— Dans cette région, Théodoric, tes lois et tes ordres
sont parfaitement respectés par tes sujets.
Une autre fois :
— Ici, Théodoric, tes sujets auraient besoin de
gouverneurs plus stricts que ceux actuellement en place.
Je signalais parfois des dangers :
— Dans telle contrée, au-delà de nos frontières, j’ai
senti une certaine convoitise à l’égard de ton riche royaume et je ne serais
pas étonné que ces gens tentent une incursion de pillage.
Ou j’invitais au contraire à l’initiative :
— Dans telle autre région mitoyenne, la mélancolie
admirative avec laquelle on considère ton royaume me laisse penser que ses
habitants accueilleraient avec joie une annexion de ta part.
Je tenais aussi Théodoric informé de l’avancement de tel ou
tel projet
Weitere Kostenlose Bücher