Théodoric le Grand
petites
gens que de celui des marchands ou des nobles et mécontenta nombre de ces
derniers en plafonnant certains prix de produits de première nécessité. Mais au
regard des innombrables sujets de la plèbe que ce décret contenta, les
négociants ne pesaient pas très lourd. Pour trois deniers d’argent, une famille
pouvait s’acheter un plein modius de blé [135] , de quoi se nourrir durant une
semaine. Pour un seul sesterce, on pouvait se procurer un bon congius de
vin [136] très convenable. Le souci que prenait Théodoric des classes pauvres ne lui
valut que rarement des erreurs de jugement, mais sa décision la moins sage fut
sans doute celle d’interdire aux marchands de grains à la recherche de
bénéfices faciles toute exportation de ce produit hors de l’Italie. Ses
conseillers Boèce et Cassiodore se hâtèrent de lui expliquer qu’une telle
mesure entraînerait la ruine de tous les fermiers de Campanie, et il révoqua
immédiatement le décret. Dès lors, il prit toujours l’avis de son cornes Boèce
et de son magister Cassiodore, et ceux-ci lui évitèrent d’autres bévues
de ce genre.
Dans son message au Sénat romain, il avait stipulé que
« préserver ce qui est ancien est encore plus recommandable que de
construire du neuf », mais il fit les deux.
On ne tarda pas à voir s’élever, en Italie comme dans les
contrées limitrophes, de nouveaux édifices, tandis que d’autres plus anciens
étaient soigneusement rénovés. Tous portaient sur leur fronton, en témoignage
de reconnaissance, de petites plaques fixées par les autochtones célébrant leur
bienfaiteur : REG DN THEOD FELIX ROMAE. Mais dès qu’un dignitaire étranger
en visite sur ses terres complimentait le roi pour ses multiples contributions
au bonheur de l’Empire romain, Théodoric répondait toujours par cette petite
histoire ironique :
« Il y avait jadis un talentueux sculpteur. On lui
demanda un jour d’édifier un bâtiment à la gloire du roi en exercice.
S’exécutant, il lui sculpta un bel édifice. Il prit cependant bien soin de
ciseler à la base du monument un somptueux panégyrique à sa propre gloire. Puis
il le recouvrit d’une couche de pierre de fer et y sculpta l’éloge attendu au
roi. Au fil du temps, la pierre de fer se fissura et s’effrita, laissant apparaître
l’inscription préalable. Et l’on oublia totalement le nom du roi, tandis que le
nom de ce sculpteur inconnu, oublié de tous, ne disait plus rien à
personne. »
Quelque chose me soufflait que Théodoric pensait peut-être
alors, non sans une pointe d’amertume, à ce qu’il subsisterait de son règne.
Après la naissance de sa dernière fille, Amalasonte, il
n’eut plus d’autre enfant. On aurait pu penser que le roi, désespéré de n’avoir
pas eu de fils, avait cessé toute relation avec la reine. Je savais qu’il n’en
était rien, car lui et Audoflède gardèrent toujours une grande tendresse l’un
envers l’autre, et je les côtoyais aussi bien en privé qu’en public. Malgré
tout, pour une raison que j’ignore, la reine n’enfanta plus. Leur fille avait
cependant, par certains aspects, largement de qui tenir. Issue de deux nobles
races et de parents d’une exceptionnelle beauté, Amalasonte se révéla au sortir
de l’enfance d’un éclat plus éblouissant que tout ce à quoi l’on aurait pu
s’attendre. Malheureusement, en tant que fille unique, dernière de sa lignée,
elle fut trop gâtée par sa mère, son père, ses nourrices et servantes, ainsi
que par tous à la cour. Inévitablement, elle finit par devenir hautaine,
impérieuse, exubérante et égocentrique, en dépit de ses charmes physiques.
Alors qu’elle n’avait que douze ans, je me souviens d’un
épisode au cours duquel, en ma présence, elle traita avec une violence
cinglante une jeune servante du palais, pour une insignifiante erreur de
service. Ses parents étaient absents à ce moment-là. Ayant largement l’âge
d’être son père ou sa mère, je m’enhardis à la tancer :
— Ma fille, jamais votre royal père n’adresserait ainsi
la parole à sa plus humble esclave. En tout cas, pas devant une tierce
personne.
Elle se dressa de toute sa taille et, en dépit de son petit
nez retroussé, s’arrangea pour me toiser de haut, me répondant
froidement :
— Mon père oublie parfois qu’il est roi et néglige
d’exiger le respect qui lui est dû. Ne comptez pas sur moi pour oublier que je
suis fille de
Weitere Kostenlose Bücher