Théodoric le Grand
d’État,
j’ai dû me faire passer jusqu’ici pour un homme.
L’idée me sembla ingénieuse, et je l’aurais presque prise
pour un geste généreux de sa part, lorsque Thor ajouta d’un ton
sardonique :
— Tu m’as nommé cuisinier du groupe, non ? Il faut
bien que j’incarne mon rôle. Je pourrai agir avec toute l’obséquiosité qui
convient à l’humble servante d’un grand maréchal. Une simple subalterne, un
sous-fifre !
Je tentai de rebondir par une plaisanterie scabreuse, et
murmurai :
— Bah ! La nuit venue, nous pourrons
alternativement jouer du fifre par-dessus, si tu vois ce que je veux dire…
Mais aucun d’entre nous ne rit de cette pitoyable saillie,
et je me sentis aussitôt honteux de m’être abaissé à une aussi triviale
vulgarité.
La ruse ne marcha cependant pas si mal. Quand Lombric arriva
chargé d’une brassée de bois destinée à allumer un feu, il n’exprima qu’une surprise
modérée de me trouver en conversation avec une jeune femme au lieu de Thor. Il
inclina courtoisement la tête lorsque je lui présentai « Geneviève »
et s’il douta un instant de l’histoire que nous avions imaginée, il n’en laissa
rien paraître. Il se contenta de remarquer :
— Dans la mesure où aucun d’entre nous n’a abattu le
moindre gibier aujourd’hui, et que nous n’en avons pas vu l’ombre, vous serez
sans doute satisfaits d’apprendre, fráuja Thorn et fráujin Geneviève, que votre serviteur a pris la précaution d’emporter un peu de viande
fumée et de poisson salé prélevés dans la cuisine du fráuja Meirus.
Nous lui exprimâmes en retour notre satisfaction et nos
remerciements pour sa présence d’esprit, et Geneviève se mit à sa tâche de
cuisinière avec ardeur, descendant immédiatement à la rivière remplir un pot
d’eau pour préparer le repas. Ni elle ni Lombric ne songèrent à morigéner ou
brocarder le chef de l’expédition d’avoir négligé de prévoir le minimum de
ravitaillement pour notre voyage. Je réalisai que cette défaillance n’était
qu’un indice supplémentaire de ma confusion d’esprit, et résolus de prendre
quelque distance avec mon nouveau compagnon afin de me consacrer dorénavant
avec un peu plus de sérieux à mes responsabilités.
Après avoir avalé notre rudimentaire repas, dès que
Geneviève eut récuré au sable nos quelques ustensiles et que j’eus alimenté le
feu pour la nuit, nous étendîmes tous les trois nos fourrures de nuit, et
Lombric s’installa à distance respectable près de la rivière, hors de notre
vue. Était-il suffisamment éloigné pour ne rien entendre ? J’en doute,
dans la mesure où Geneviève-Thor et Thorn-Veleda ne se privèrent pas, au cours
de la nuit, de lancer un nombre respectable de sonores gémissements et cris de
plaisir.
Le lendemain et les jours suivants, Thor conserva son
apparence de Geneviève, et Lombric lui donna du fráujin, tandis que
j’utilisais ce prénom pour m’adresser à elle. J’en vins du reste à
l’appréhender comme une femme – dans la journée, tout du moins – et
constatai que tant dans la conversation qu’en pensée, je ne l’envisageais plus
que comme « elle ». Jusqu’alors, je n’avais pourtant jamais utilisé,
pour parler de lui, les mots « il », « elle » ou même
« ça » . Pour une raison bien simple : ni dans la Vieille
Langue, pas plus qu’en latin ou en grec, ni dans aucun autre idiome, à ma
connaissance, il n’existe de pronom véritablement adapté pour désigner un mannamavi.
*
J’avais déjà parcouru cette portion du Danuvius, et je
savais le fleuve si sinueux dans cette région, divisé en canaux latéraux et
flanqué tout du long de lacs et étangs adjacents, que j’aurais été bien
incapable de reconnaître un de ses affluents. Pourtant, dès que nous y
parvînmes, Lombric l’identifia sans difficulté. Moins imposant que le fleuve
dans lequel il se jetait, le Pyretus était néanmoins une large rivière, chargée
d’un dense trafic de barges de transport. Dans les clairières trouant les
forêts de ses rives nous pûmes voir de belles fermes, parfois quelques villages
dignes de ce nom. Les eaux du Pyretus étaient de surcroît fort prodigues en
poisson, dont Lombric s’avéra un efficace pourvoyeur. Et comme le gibier ne
manquait pas dans les forêts environnantes, je fus pratiquement en mesure de
choisir chaque soir la viande que nous allions déguster pour le
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