Thorn le prédateur
la route, traversai la forêt jusqu’à la clairière
où était bâti son hameau. Tandis que nous traversions la clairière, je
remarquai qu’elle n’avait pas été bien défrichée ; l’herbe était haute,
des buissons y croissaient, et plusieurs sapins de bonne taille y repoussaient.
Les résidents s’approchèrent pour voir, curieux de
l’approche d’un étranger tel que moi, et je réalisai toute l’importance de la
remarque qu’avait proférée à voix basse ce ramasseur de bois. Personne dans le
village n’avait de mains. Tous, hommes, femmes et enfants, n’avaient plus que
des moignons arrondis. Non, ce n’était pas tout à fait exact, me dis-je, après
avoir envisagé la scène d’un regard horrifié. Quelques enfants en train de
ramper, de trotter çà et là ou de jouer dans la poussière avaient des mains
pour le faire. Sachant que ces gens, formant une sibja, avaient
d’étroits liens de parenté, j’imaginai un bref instant que j’étais tombé là sur
une famille de monstres, capables de ne mettre au monde qu’une progéniture
dépourvue de mains. Mais si aucun de ces enfants ne semblait avoir dépassé
l’âge de deux ans environ, il était évident qu’ils n’allaient pas perdre leurs
mains en grandissant. Il fallait donc qu’on les eût toutes tranchées deux ans
auparavant.
— Au nom du liufs Guth , m’exclamai-je, trop
choqué pour faire preuve de tact, qu’est-il arrivé ici ?
— Edica, fit laconiquement le ramasseur de bois. (Et à
ce mot, tous ceux qui l’entouraient se mirent à trembler.) Ce qui est arrivé
ici, c’est Edica.
— Mais qu’est-ce donc que cet Edica ? demandai-je,
tandis qu’un être sans mains attrapait mes rênes, et que plusieurs de ses
pauvres semblables commençaient à décharger le bois.
— Edica est une calamité périodique, fit l’homme avec
un soupir. Il est le roi des Scires. Un peuple abominable.
Était-ce dû à son absence de mains, ou au fait qu’il était
incapable d’accomplir le travail des champs comme les paysans d’ailleurs,
toujours est-il que le vieil homme était plus réfléchi et plus cohérent que
tous ces pauvres bougres que j’avais pu rencontrer jusque-là. Il se mit en tout
cas, avec une certaine clarté d’élocution et une ferveur gonflée de colère, à
me raconter des choses que je savais déjà, et certaines dont j’ignorais encore
presque tout.
La province de Pannonie, m’expliqua-t-il, était le point
d’Europe où entraient plus ou moins en conflit l’influence et les intérêts des
parties orientale et occidentale de l’Empire romain. Aussi l’empereur Anthemius
de Rome – ou plutôt le « faiseur de rois » Ricimer, qui détenait
alors la réalité du pouvoir dans cette zone – et l’empereur de
Constantinople, Léon I er , étaient constamment en train de
lutter et de conspirer l’un contre l’autre afin de repousser la frontière
imaginaire de Pannonie pour étendre leur domaine d’influence. Depuis longtemps,
Rome maintenait fermement le contrôle sur la garnison de Vindobona sur la
rivière Danuvius, qui constituait la frontière septentrionale de l’Empire
romain dans son ensemble. Mais plus au sud, la Pannonie, qui comptait quelques
grandes villes telles que Siscia [88] , Sirmium [89] et plusieurs
villages de moindre importance, était forcée de faire allégeance, au gré des
combats, aux troupes de l’un ou l’autre des empires rivaux se succédant
perpétuellement sur son sol.
Il était évident que, officiellement, ni Ricimer ni Léon ne
pouvaient avoir l’impudence d’attaquer ouvertement les légions sœurs de l’autre
moitié de l’Empire. C’est pourquoi chacun avait recours à des alliés, ou des
mercenaires à leur solde, qu’ils mettaient sous les ordres d’officiers romains
supposés être des « renégats ». Les troupes annexes au service de
Rome, par exemple, comprenaient entre autres les Scires du roi Edica, mais
aussi des troupes venues d’Asie, tels les Sarmates d’un roi nommé Babai. Voilà
qui expliquait la composition bigarrée de la colonne que j’avais croisée.
L’empereur Léon, poursuivit mon informateur, faisait pour sa part confiance à
ses alliés de longue date, les Ostrogoths du roi Théodemir. Cette nouvelle, on
l’imagine, ne me fit pas regretter d’avoir choisi la neutralité lorsque cette
troupe dont j’ai parlé était passée.
— Mais enfin, insistai-je, qu’est-ce qui peut expliquer
les atrocités que
Weitere Kostenlose Bücher