Thorn le prédateur
Euoi ! » voire ici ou là « Háils ! » et continuèrent de crier
tandis que les quatorze Vénérables paradaient sur toute la circonférence de la
pièce. Cette procession n’avait rien de solennel, puisque tous vacillaient et
titubaient, d’une ébriété feinte ou réelle, trébuchant parfois sur leurs
chevreaux au point d’être près de chuter.
— Ils sont toujours quatorze, fit Dengla d’une voix
pâteuse, se penchant à mon oreille pour dominer le bruit ambiant. C’est que
lorsque Bacchus était enfant, il fut élevé par les quatorze nymphes de Nysa. Et
bien sûr, ce sont des chevreaux que nous lui sacrifions. Il déteste les
chèvres ; elles mangent tout son raisin.
Les quatorze portaient une couronne de lierre et de feuilles
de vigne, et sur leurs épaules une peau de panthère. Ils ne portaient rien
d’autre, et cette cape de fourrure ne cachait pas grand-chose. Les prêtresses
quasi nues n’étaient guère excitantes à regarder, à peu près de l’âge de Melbai
et aussi quelconques qu’elle. Deux des prêtres, pâles, gras et flasques,
étaient à l’évidence des eunuques. Le troisième devait être l’un de ceux qui
s’étaient castrés eux-mêmes sur le tard, car il était plutôt maigre, mais il
était si vieux que je me demandai pourquoi avoir pris la peine de s’émasculer.
Dans la main qui ne tenait pas la laisse, chacun des Vénérables agitait en tous
sens ce que Dengla appelait un thyrsos, un bâton coiffé d’une pomme de
pin.
Parlant très fort pour tenter de dominer les cris, les
bêlements et la musique dissonante, je demandai :
— Je sais que la panthère est sacrée pour Bacchus, d’où
cette fourrure. Mais à quoi peut bien servir la pomme de pin ?
Elle hoqueta et se contenta de répondre, pouffant telle une
ivrogne :
— Ça sert à ramoner.
Quand la procession des Vénérables revint à l’avant de la
pièce, treize d’entre eux s’adossèrent au mur et le vieillard, quoique peu sûr
de lui, se mit en position de commandement en face de la table de marbre blanc.
Les musiciennes cessèrent de jouer et la congrégation se tut à son tour, tandis
que le prêtre se remplissait à ras bord une coupe du vin et absorbait lentement
la rafraîchissante boisson. Après quoi il entama ce que je pris pour les
versions bachiques de l’invocation, de l’homélie et de la bénédiction.
— Euoi Bacche ! Io Bacche ! se mit-il
à hurler.
Presque tout son prêche fut fait en grec, langue que je ne
comprenais qu’imparfaitement. Mais de toute façon, sa diction était si empâtée
par le vin que je doute fort qu’un Grec l’eût comprise. Certaines parties de sa
harangue furent faites dans une langue que je ne pus même pas identifier, sans
doute celle des Rasenar ou des Égyptiens. Le seul passage récité en latin me
saisit, car il était extrait de la Bible, de l’Évangile selon saint Luc. Le
prêtre mugit littéralement les mots suivants :
— Bénis soient les êtres stériles, les matrices qui
n’ont pas enfanté, et les mamelons que nul n’a sucés !
C’était apparemment une partie du sermon auquel la
congrégation devait répondre. Car toutes les femmes de la salle crièrent dans
leur langue :
— C’est vrai ! Bénis soient-ils !
Après un autre incompréhensible bavardage, le prêtre
conclut :
— Que reprennent à présent les chants, les danses, les
festivités et la beuverie. Euoi ! Io !
Il se débarrassa de sa peau de panthère, la musique se
déchaîna dans un chant lydien d’une gaieté exubérante, et le vieil homme
décharné fut le premier à sauter dans l’espace laissé libre au centre de la
pièce pour se mettre à danser avec furie, entrechoquant ses genoux et ses
coudes noueux. Il fut bientôt imité par les deux gros prêtres eunuques et les
cinq ou six Vénérables de sexe féminin dont Melbai, qui laissèrent à leur tour
tomber leurs peaux, non sans avoir confié aux prêtresses restantes les laisses
au bout desquelles bêlaient toujours les malheureux chevreaux, plus nerveux et
terrorisés que jamais. Les plus éméchés des assistants se ruèrent à leur suite
pour se joindre aux ébats. Tous se mirent à danser avec le même entrain que le
vieux prêtre, même si c’était parfois de façon plus gracieuse, et leurs
vêtements s’envolèrent un à un, tandis que s’élevaient des cris scandant :
« Bacchus ! », « Dionysos ! » ou encore
« Fufluns ! », le tout entrecoupé de
Weitere Kostenlose Bücher