Thorn le prédateur
et
l’un après l’autre, les neuf hommes se baissèrent et entrèrent par l’ouverture
déchiquetée. Ils savaient pertinemment que si les Sarmates les attendaient à
l’intérieur, cette entrée équivaudrait à un suicide, mais ils le firent malgré
tout, et hardiment. Théodoric ordonna alors :
— Amenez le bélier !
La pointe émoussée de l’engin émergea de derrière la rangée
de maisons où on l’avait dissimulé. Les porteurs manœuvrèrent lentement le
tronc pour lui faire passer le coin, mais dès qu’il fut dans l’alignement de la
rue principale, pointé dans notre direction, le soldat conduisant l’assaut
cria :
— Gauche, droite ! Au petit trot ! Gauche,
droite ! Pleine course !
Et le bélier fonça vers la porte à la vitesse maximale.
Bien que les neuf premiers éclaireurs soient à présent tous
entrés, et qu’ils n’aient manifesté aucun signe indiquant ce qu’ils étaient
devenus ou ce qu’ils faisaient, Théodoric, d’un geste décidé de sa lance en
direction du portail, signifia aux porteurs du bélier qu’il fallait poursuivre
leur course sans pause, afin de garder intacte la force de leur élan. Que la
porte s’ouvrît, qu’elle montrât quelques signes de faiblesse ou résistât au
contraire fermement, ils devaient continuer à la percuter de toutes leurs forces.
C’est alors que le portail s’ouvrit de l’intérieur, de trois
empans tout au plus, mais assez pour laisser voir au-delà l’agitation diffuse
qui se déroulait à l’intérieur des remparts. En fait, nous le comprîmes tous
très vite, plusieurs phénomènes se produisaient simultanément. Nos neuf
éclaireurs avaient trouvé de l’autre côté, comme l’avait supposé Théodoric, un
second portail solidement clos. Ils n’en avaient pas moins immédiatement
entrepris de déloger les énormes solives obturant le portail extérieur, les
soulevant de leurs cavités des murs latéraux et de leurs tasseaux sur les deux
panneaux de la porte.
Alors qu’ils commençaient à pousser ces derniers, le portail
intérieur s’ouvrit lui aussi, comme par miracle. Les gardes sarmates avaient eu
la mauvaise idée de choisir cet instant précis pour aller enquêter sur les
bruits étranges perçus de derrière leur porte.
Dans une même séquence enchaînée, notre bélier frappa
l’ouverture à peine disjointe du portail extérieur, projetant violemment les
deux panneaux contre les murs de l’arcade, et grâce à l’élan des pousseurs,
l’instrument lancé à pleine vitesse défonça également la porte intérieure. Il
s’ensuivit alors une brutale confusion de chutes, de bras battant l’air, de
corps écrasés ou projetés les uns sur les autres, dans une effroyable clameur
de hurlements, de jurons, de cris terrifiés. Mais ce qui frappa le plus mon
regard fut le jaillissement métallique, semblable à une tempête de neige, de
mes « trompettes de Jéricho » expédiées au loin dans toutes les
directions.
— Lanciers ! À ma suite ! hurla Théodoric.
Il se rua sans les attendre en direction du portail,
ignorant la pluie de flèches qui tombait des murailles, et enjambant deux des
pousseurs de bélier transpercés par ces tirs.
Devant son ardeur à se livrer au combat, je fus tenté de me
projeter en avant dans mon impatience à le suivre. Mais je me dominai et
attendis l’arrivée des lanciers à cheval, puis de la contubernia d’archers, suivie de deux ou trois escadrons de fantassins armés d’épées, leur
bouclier protecteur levé à la hauteur de leur tête pour parer le déluge de
flèches. J’attendis que vînt le tour de mon escadron, et au moment de basculer
vers l’avant, j’eus le temps, l’espace d’un éclair, d’adresser un large et
rayonnant sourire de triomphe à notre optio, Daila.
36
Je ne saurais donner l’exact compte-rendu de ce que fut la
bataille de Singidunum. Aucun des guerriers qui y prirent part n’en aurait été
capable. Quel que soit l’engagement considéré, le combattant individuel n’est jamais
conscient que des péripéties auxquelles il a lui-même réellement participé. Au
cours de celles-ci, il ne distingue que les camarades qui l’entourent et ses
ennemis les plus proches, ne perçoit que ceux qui avancent, reculent, tuent ou
meurent. Tout le reste de l’action est aussi éloigné de lui que si elle avait
lieu sur un autre continent, et il ne comprend qu’il y a eu défaite ou victoire
que lorsque le combat est
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