Thorn le prédateur
d’elles
était sujette à son indisposition mensuelle, rien qu’à l’expression de son
visage, ainsi qu’à l’odeur de sang qu’elle exhalait. Une fois rendue au monde
extérieur, rien ne m’empêcherait plus de distinguer cela chez une femme,
qu’elle se dissimule sous un voile ou derrière un nuage de parfum. À l’instar
de mes consœurs, je savais camoufler sous un masque d’impassibilité mes
sentiments les plus impétueux et les plus profonds, ce que nul homme n’a jamais
su réussir aussi bien. Comprenez par là que si ce masque était capable de
demeurer impénétrable à un homme, il restait transparent pour n’importe quelle
femme. Comme chacune de mes sœurs, j’étais en mesure de discerner si telle
autre était heureuse, triste, franche ou portée à la fourberie.
De plus, mon comportement s’était transformé. Autant l’homme
que j’avais été avait pu naguère se glorifier de sa force virile et de son
sang-froid, autant la femme que j’étais devenue appréciait à présent sa finesse
de toucher et sa capacité d’empathie. Je pouvais tirer la même fierté à
réaliser un bel ouvrage de couture ou à réconforter une jeune sœur démoralisée
que celle que j’avais pu prendre à étrangler d’une seule main un carcajou
sauvage. Ce que j’avais auparavant envisagé exclusivement en termes de
substance ou de fonction, je l’appréhendais à présent beaucoup plus finement,
appréciant en chaque chose différents degrés de palpabilité, mais aussi de
couleurs, de motifs, de texture, voire de sons pouvant s’en dégager. J’avais
jusqu’alors considéré un arbre comme un objet solide susceptible d’être
escaladé. J’y distinguais désormais un ensemble complexe de détails : la
robuste écorce du bas, les extrémités tendres et souples, ces feuilles jamais
de la même forme teintées d’un vert changeant, et toujours, ce bruit que
produisait dans son ensemble l’arbre lui-même, du murmure le plus ténu à la
complainte grinçante et furieuse qu’il pousse dans la tempête. Lorsque les
nonnes de Sainte-Pélagie chantaient un cantique, le plus balourd des hommes
aurait sans peine remarqué la douceur et l’harmonie infiniment supérieures de
leurs voix sur celles des moines de Saint-Damien ; pour ma part, j’étais
en mesure de sentir la tendresse émanant de la voix de Sœur Ursula même lorsqu’elle
rouspétait, ou de détecter la rancœur dans celle d’Aethera, même lorsqu’elle
affectait la plus parfaite onctuosité.
Est-ce dû au fait que durant les innombrables générations
qui se sont succédé depuis Ève, les femmes ont essentiellement été chargées de
réaliser de délicats ouvrages d’intérieur ? Toujours est-il
qu’incontestablement, leurs filles naissent à présent dotées d’un raffinement
des sens et de qualités bien particulières. À moins qu’au contraire, ce ne
soient leurs subtils talents innés qui ne trouvent à s’accomplir que dans les
travaux de minutie et de patience. À la vérité, je ne saurais trancher cette
question. J’étais en tout cas heureuse, et cela s’est confirmé par la suite,
d’être douée, ainsi que toutes les femmes, de tels attributs de sensibilité et
de discernement.
Je n’ai jamais dédaigné pour autant ces facultés et autres
compétences inhérentes à la moitié masculine de ma nature, qui n’en restent pas
moins, pour moins délicates qu’elles soient, fort appréciables et utiles.
Ainsi, la part d’indépendance garçonne qui bouillait en moi ne tarda pas à me
faire trouver l’atmosphère de Sainte-Pélagie aussi oppressante qu’inhibitrice,
et je fis en sorte de passer le plus de temps possible à l’extérieur, me
portant volontaire pour accomplir les tâches que les nonnes fuyaient telle la
peste, comme par exemple s’occuper des cochons et du bétail.
J’avais mes raisons secrètes, des raisons de jeune garçon,
pour passer tout ce temps à la basse-cour et parmi les bâtiments de ferme. Ces
mêmes raisons me poussèrent fréquemment, la nuit venue, à m’évader hors des
limites du couvent. Si j’y parvins avec tant de facilité, c’est parce que nos
aînées n’avaient jamais imaginé qu’une fille oserait entreprendre de telles
escapades, l’obscurité étant, dans leur esprit, peuplée de redoutables démons.
Néanmoins, je pris toujours soin d’attendre que Mère Aethera ait achevé son
appel nominal d’avant la nuit, et lorsque chacune s’était retirée
Weitere Kostenlose Bücher