Thorn le prédateur
gorgées d’eau, sans cesser une seconde de s’affairer à sa sanglante et
grasse besogne.
Je m’occupai ensuite à rouler nos fourrures de nuit, et à y
caler nos objets personnels, sans oublier la viande fumée. Je m’assurai
également que ma fiole du lait de la Vierge n’avait pas été perdue ou abîmée au
cours du voyage de la veille. Toutes ces tâches ne me prirent pas très
longtemps, aussi entrepris-je de m’occuper de la tête du bouquetin, qui avait
été mise de côté. Mon juika-bloth avait dégusté ses yeux et sa langue en
guise de déjeuner, mais je comptais bien, pour ma part, en ôter les splendides
cornes. Je trouvai un rocher adapté et l’utilisai comme marteau pour briser le
crâne. Je posai ensuite chacune des cornes sur un de nos sacs et les y
attachai.
Wyrd et moi achevâmes nos travaux respectifs à peu près en
même temps, pas très loin de midi. Je regardai avec consternation l’immense
peau qu’il portait en paquet dans ses bras, et attendis avec résignation qu’il
l’ajoute au ballot que j’avais porté la veille. Mais il approuva d’un hochement
de tête le fait que j’aie séparé les deux cornes sur nos fardeaux respectifs,
et dit :
— Tu as assez comme cela sur ton dos, gamin. De toute
façon, tu ne pourrais supporter l’odeur nauséabonde que ne va pas tarder à
diffuser cette peau, dont je n’ai pu ôter convenablement la viande qui y adhère
encore ; je n’ai évidemment pas le temps de le faire, et encore moins
celui de la faire sécher. J’ai l’habitude des odeurs fétides, je vais donc
l’ajouter à mon fardeau.
— Thags izvis, fis-je avec chaleur. Et vous
allez en tuer encore d’autres, fráuja Wyrd ?
— Ne, nous avons maintenant tous deux assez à
transporter. D’autre part, je ne connais pas d’autres bons sites d’hibernation
d’ici à Basilea, aussi hâterons-nous désormais notre marche vers la garnison. Ja, nous quitterons alors cet âpre climat et savourerons les charmes des
luxueux bains chauds des Romains.
— Dois-je aller découper un peu de viande d’ours, pour
le cas où nous en aurions besoin en route ?
— Ne. Dès qu’un cadavre a été raidi par la mort,
sa viande devient dure et le reste, même après une longue cuisson. Laisse-la où
elle est.
— C’est tout de même dommage de la laisser perdre.
— Rien dans la nature ne se perd jamais, gamin. Cette
carcasse nourrira une myriade d’autres animaux, des oiseaux, des insectes… Si
une meute de loups devait la découvrir en premier, cela les écartera de notre
piste, même s’ils sentent l’odeur de la viande fraîche dans notre sillage.
Mieux encore, si la carcasse est repérée par une bande de ces charognards de
Huns, elle les retiendra sur place un bon moment.
— Il m’est arrivé de voir un loup, rétorquai-je, et il
m’a semblé capable de tuer un homme sans difficulté. En revanche, je n’ai
encore jamais vu de Huns. Mais je crois comprendre, fráuja, que vous
préféreriez largement les premiers aux seconds ?
— Par le Styx des Enfers, n’importe qui dirait la même
chose ! Les loups pourraient déchiqueter nos affaires, et même s’attaquer
à nos chevaux, si nous en avions. Mais jamais ils ne s’en prendraient à nous.
Je ne comprendrai jamais comment des animaux aussi intelligents, respectables
et débrouillards que les loups ont pu récolter la réputation de sauvages
mangeurs d’hommes. En revanche, je ne sais que trop d’où vient celle des Huns.
À présent, gamin, atgadjats !
*
J’ai oublié combien de jours nous avions marché après avoir
quitté cet endroit. Beaucoup, sans doute. Mais presque chaque jour, nous
descendions, et presque chaque jour, le climat se faisait légèrement plus
clément. Dans le même temps, même si le phénomène avait pu me paraître
impossible, mon fardeau de peaux d’ours semblait s’alléger à mesure que nous
progressions. Comme l’avait prédit Wyrd, la peau et les muscles de mes épaules
et de mon dos s’étaient accoutumés à porter une telle charge, et dans le même
temps, mes autres muscles et tendons avaient également gagné en puissance comme
en endurance. Je ne vacillais plus en de dangereuses embardées, mais gardais
mon pas réglé sur celui de l’infatigable Traqueur des Bois.
Il m’avait aussi enseigné à marcher discrètement, n’hésitant
pas à me tancer lorsque je commettais une erreur, et j’appris à placer d’abord
mon pied sur le sol
Weitere Kostenlose Bücher