Tolstoi, A. K.
dans leurs moindres détails les traits adorables qui m’avaient été si chers autrefois, mais dont mon rêve seulement venait de me faire sentir tout le prix. Je trouvai Sdenka plus belle et plus développée. Elle avait le même négligé que la dernière fois, quand je l’avais vue seule ; une simple chemise brodée d’or et de soie, et puis une jupe étroitement serrée au-dessus des hanches.
— Sdenka ! lui dis-je, me levant sur mon séant, est-ce bien vous, Sdenka ?
— Oui, c’est moi, me répondit-elle d’une voix douce et triste, c’est bien ta Sdenka que tu avais oubliée. Ah, pourquoi n’es-tu pas revenu plus tôt ? Tout est fini maintenant, il faut que tu partes ; un moment de plus et tu es perdu ! Adieu, mon ami, adieu pour toujours !
— Sdenka, lui dis-je, vous avez eu bien des malheurs, m’a-t-on dit ! Venez, nous causerons ensemble et cela vous soulagera !
— Oh, mon ami, dit-elle, il ne faut pas croire tout ce qu’on dit de nous ; mais partez, partez au plus vite, car, si vous restez ici, votre perte est certaine.
— Mais, Sdenka, quel est donc ce danger qui me menace ? Ne pouvez-vous pas me donner une heure, rien qu’une heure pour causer avec vous ?
Sdenka tressaillit, et une révolution étrange s’opéra dans toute sa personne.
— Oui, dit-elle, une heure, une heure, n’est-ce pas, comme lorsque je chantais la ballade du vieux roi et que tu es entré dans cette chambre ? C’est là ce que tu veux dire ? Eh bien, soit, je te donne une heure !
— Mais non, non, dit-elle, en se reprenant, pars, va t’en ! — Pars plus vite, te dis-je, fuis !... mais fuis donc tant que tu le peux !
Une sauvage énergie animait ses traits.
Je ne m’expliquai pas le motif qui la faisait parler ainsi, mais elle était si belle que je résolus de rester malgré elle. Cédant enfin à mes instances, elle s’assit près de moi, me parla des temps passés et m’avoua en rougissant qu’elle m’avait aimé dès le jour de mon arrivée. Cependant, peu à peu, je remarquai un grand changement dans Sdenka. Sa réserve d’autrefois avait fait place à un étrange laisser-aller. Son regard, naguère si timide, avait quelque chose de hardi. Enfin, je vis avec surprise que dans sa manière d’être avec moi elle était loin de la modestie qui l’avait distinguée, jadis.
Serait-il possible, me dis-je, que Sdenka ne fût pas la jeune fille pure et innocente qu’elle semblait être il y a deux ans ? N’en aurait-elle pris que l’apparence par crainte de son frère ? Aurais-je été si grossièrement dupe de sa vertu d’emprunt ? Mais alors pourquoi m’engager à partir ? Serait-ce par hasard un raffinement de coquetterie ? Et moi qui croyais la connaître ! Mais n’importe ! Si Sdenka n’est pas une Diane comme je l’ai pensé, je puis bien la comparer à une autre divinité, non moins aimable et, vive Dieu ! je préfère le rôle d’Adonis à celui d’Actéon !
Si cette phrase classique que je m’adressai à moi-même vous paraît hors de saison, mesdames, veuillez songer que ce que j’ai l’honneur de vous raconter se passait en l’an de grâce 1758. La mythologie alors était à l’ordre du jour, et je ne me piquais pas d’aller plus vite que mon siècle. Les choses ont bien changé depuis, et il n’y a pas fort longtemps que la Révolution, en renversant les souvenirs du paganisme, en même temps que la religion chrétienne, avait mis la déesse Raison à leur place. Cette déesse, mesdames, n’a jamais été ma patronne quand je me trouvai en présence de vous autres, et, à l’époque dont je parle, j’étais moins disposé que jamais à lui offrir des sacrifices. Je m’abandonnai sans réserve au penchant qui m’entraînait vers Sdenka et j’allai joyeusement au-devant de ses agaceries. Déjà quelque temps s’était écoulé dans une douce intimité quand, en m’amusant à parer Sdenka de tous ses bijoux, je voulus lui passer au cou la petite croix en émail que j’avais trouvée sur la table. Au mouvement que je fis, Sdenka recula en tressaillant.
— Assez d’enfantillage, mon ami, me dit-elle, laisse là ces brimborions et causons de toi et de tes projets !
Le trouble de Sdenka me donna à penser. En l’examinant avec attention, je remarquai qu’elle n’avait plus au cou, comme autrefois, une foule de petites images, de reliquaires et de sachets remplis d’encens que les Serbes ont l’usage de porter dès leur enfance et qu’ils ne quittent qu’à
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