Tolstoi, A. K.
une nuit, pleurant à la porte, disant qu’il avait froid et qu’il voulait rentrer. Sa sotte de mère, bien qu’elle l’eût enterré elle-même, n’eut pas le courage de le renvoyer au cimetière et lui ouvrit. Alors il se jeta sur elle et la suça à mort. Enterrée à son tour, elle revint sucer le sang de son second fils, et puis celui de son mari, et puis celui de son beau-frère. Tous y ont passé.
— Et Sdenka ? dis-je.
— Oh, celle-là devint folle de douleur ; pauvre enfant, ne m’en parlez pas !
La réponse de l’ermite n’était pas positive et je n’eus pas le courage de répéter ma question.
— Le vampirisme est contagieux, continua l’ermite en se signant ; bien des familles au village en sont atteintes, bien des familles sont mortes jusqu’à leur dernier membre, et si vous voulez m’en croire, vous resterez cette nuit au couvent, car lors même qu’au village vous ne seriez pas dévoré par les vourdalaks , toujours est-il que la peur qu’ils vous feront suffira pour blanchir vos cheveux avant que j’aie fini de sonner matines. Je ne suis qu’un pauvre religieux, continua-t-il, mais la générosité des voyageurs m’a mis à même de pourvoir à leurs besoins. J’ai des fromages exquis, du raisin sec qui vous fera venir l’eau à la bouche rien qu’à le regarder et quelques flacons de vin de Tokay qui ne le cède en rien à celui qu’on sert à Sa Sainteté le Patriarche !
Il me parut en ce moment que l’ermite tournait à l’aubergiste. Je crus qu’il m’avait fait exprès des contes bleus pour me donner l’occasion de me rendre agréable au ciel, en imitant la générosité des voyageurs qui avaient mis le saint homme à même de pourvoir à leurs besoins.
Et puis le mot peur faisait de tout temps sur moi l’effet du clairon sur un coursier de guerre. J’aurais eu honte de moi-même si je n’étais parti aussitôt. Mon guide, tout tremblant, me demanda la permission de rester et je la lui accordai volontiers.
Je mis environ une demi-heure pour arriver au village. Je le trouvai désert. Pas une lumière ne brillait aux fenêtres, pas une chanson ne se faisait entendre. Je passai en silence devant toutes ces maisons dont la plupart m’étaient connues et j’arrivai enfin à celle de Georges. Soit souvenir sentimental, soit témérité de jeune homme, c’est là que je résolus de passer la nuit.
Je descendis de cheval et frappai à la porte cochère. Personne ne répondit. Je poussai la porte, elle s’ouvrit, en criant sur ses gonds, et j’entrai dans la cour.
J’attachai mon cheval tout sellé sous un hangar, où je trouvai une provision d’avoine suffisante pour une nuit et j’avançai résolument vers la maison.
Aucune porte n’était fermée, pourtant toutes les chambres paraissaient inhabitées. Celle de Sdenka semblait n’avoir été abandonnée que de la veille. Quelques vêtements gisaient encore sur le lit. Quelques bijoux qu’elle tenait de moi, et parmi lesquels je reconnus une petite croix en émail que j’avais achetée en passant par Pesth, brillaient sur une table à la lueur de la lune. Je ne pus me défendre d’un serrement de cœur, bien que mon amour fût passé. Cependant je m’enveloppai dans mon manteau et je m’étendis sur le lit. Bientôt le sommeil me gagna. Je ne me rappelle pas les détails de mon rêve, mais je sais que je revis Sdenka, belle, naïve et aimante comme par le passé. Je me reprochais, en la voyant, mon égoïsme et mon inconstance. Comment ai-je pu, me demandais-je, abandonner cette pauvre enfant qui m’aimait, comment ai-je pu l’oublier ? Puis son idée se confondit avec celle de la duchesse de Gramont et je ne vis dans ces deux images qu’une seule et même personne. Je me jetai aux pieds de Sdenka et j’implorai son pardon. Tout mon être, toute mon âme se confondaient dans un sentiment ineffable de mélancolie et de bonheur.
J’en étais là de mon rêve, quand je fus réveillé à demi par un son harmonieux, semblable au bruissement d’un champ de blé agité par la brise légère. Il me sembla entendre les épis s’entrechoquer mélodieusement et le chant des oiseaux se mêler au roulement d’une cascade et au chuchotement des arbres. Puis, il me parut que tous ces sons confus n’étaient que le frôlement d’une robe de femme et je m’arrêtai à cette idée. J’ouvris les yeux et je vis Sdenka auprès de mon lit. La lune brillait d’un éclat si vif que je pouvais distinguer
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