Tourgueniev
vous du Romain et de sa religion du droit, en un mot, vous êtes des hommes de la loi... Nous, nous ne sommes pas ainsi... Comment dire cela?... Voyons, supposez chez nous un rond, autour duquel sont tous les vieux Russes, puis derrière, pêle-mêle, les jeunes Russes... Eh bien, les vieux Russes disent un oui ou un non, - auquel acquiescent ceux qui sont derrière. Alors figurez-vous que devant ce "oui ou non", la loi n'est plus, n'existe plus, car la loi chez les Russes ne se cristallise pas comme chez vous... Un exemple. Nous sommes voleurs en Russie, et cependant, qu'un homme ait commis vingt vols, qu'il avoue, mais qu'il soit constaté qu'il y ait eu besoin, qu'il ait eu faim, il est acquitté... Oui, vous êtes des hommes de la loi, de l'honneur; nous, tout autocratisés que nous soyons, nous sommes des hommes... » Comme il cherchait son mot, Edmond de Goncourt lui jeta « de l'humanité ». « Oui, c'est cela, reprit-il, nous nous sommes des hommes moins conventionnels, nous sommes des hommes de l'humanité. »
Toute race est fière d'être ce qu'elle est. Les Latins qui l'entouraient se complaisaient dans l'idée qu'ils étaient des hommes de la loi. Mais Tourguéniev parlaitdu mépris russe des conventions sur un ton de blâme à l'égard de ces étrangers.
Quand il écrivait (et il écrivait alors fort peu) c'était en faisant appel à des souvenirs de jeunesse. Ce fut ainsi qu'il composa Eaux printanières, le Roi Lear de la steppe. Ce fut ainsi qu'il ajouta, pour le dédier à George Sand, un beau récit aux Mémoires d'un chasseur. C'est celui qui a pour titre Relique vivante, simple conversation avec une paysanne qui, toute jeune, devenue infirme, est étendue dans une cabane sans pouvoir bouger, seule, nourrie par la pitié des voisins, n'ayant pour toute distraction que les bruits qu'elle entend, le chien errant qui vient un instant s'arrêter près de son lit, et qui pourtant demeure pieuse, résignée, et, en un certain sens, heureuse.
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Que devenait cependant cette Russie à laquelle il ne cessait de penser? Nous avons indiqué la profonde désillusion qui avait suivi les réformes. Les paysans étaient aussi misérables qu'avant l'affranchissement. Les nobles, à demi ruinés, se plaignaient beaucoup. On avait créé des conseils provinciaux, les zemstvos, mais ils fonctionnaient mal. Rien ne rend les hommes plus sombres qu'une révolution longtemps attendue et qui ne leui a pas apporté le bonheur. Toute confiance est ruinée, tout enthousiasme flétri. On retombe au-dessous même du point de départ.
Parmi les jeunes gens russes se développait alors une profonde méfiance des moyens légaux. Ils commençaient à penser qu'il n'y avait rien à attendre du Tsar et de ses fonctionnaires. Ils partaient pour l'étranger et ycherchaient l'initiation à des doctrines socialistes et révolutionnaires. De l'exil où ils vivaient, Herzen, Bakounine, répandaient leurs idées en Russie par des journaux que l'on faisait pénétrer en cachette. En 1871 la Commune de Paris avait donné aux révolutionnaires russes l'idée d'une action possible. « Ce n'est pas en vain, disait l'un d'eux, que nous avons vu se dérouler cette tragédie. » En Suisse les étudiants russes vivaient avec les proscrits de la Commune et héritaient d'eux l'idée de la révolution sociale. Bientôt le gouvernement de Pétersbourg, inquiet, leur ordonna de rentrer en Russie.
Ainsi, vers 1873, s'accumula dans le pays une jeunesse ardente. De nombreuses femmes y jouaient maintenant un rôle, car depuis 1850 il y avait des lycées de jeunes filles en Russie. Plus tard des intellectuels avaient fondé à Pétersbourg des cours de médecine pour jeunes filles. Le gouvernement s'en montrait inquiet. Ces femmes cultivées, comme les jeunes gens, souhaitaient un changement de régime mais ne savaient comment le provoquer. Pour elles, paysans et ouvriers étaient comme un peuple étranger qui ne comprenait même pas les idées, les mots de cette jeunesse qui prétendait les aimer. Que faire? La plupart pensaient alors que le devoir était «d'aller au peuple », de lui faire connaître sa misère et la possibilité d'en sortir. « Notre but, dit Sophie Bardine, a été de faire pénétrer dans la conscience du peuple l'idéal d'une organisation meilleure, plus conforme à la justice, d'éveiller les sentiments encore vagues qui dorment en lui. »
De 1872 à 1878, environ deux ou trois mille jeunes gens des deux sexes, appartenant
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