Trois Ans Dans Une Chambre à Gaz D'Auschwitz
vain à comprendre à Auschwitz.
Nous restâmes trois jours entiers dans notre cellule. Le quatrième jour, la voix tonitruante de Stark nous réveilla de grand matin ; il nous criait par la fenêtre : « Les hommes du commando Fischl, préparez-vous ! » Notre équipe était maintenant baptisée !
Aux premières lueurs du jour, quelques heures avant l’appel, nous entrâmes dans la cour du crématoire. Tous les détenus dormaient encore dans le camp. Les gardiens S.S., à leur poste dans les tours de guet derrière leurs mitrailleuses, étaient alors particulièrement vigilants, car c’était le moment du petit jour que choisissaient en général les candidats à l’évasion, qui empruntaient le seul chemin possible : la zone interdite avec son réseau de barbelés parcouru par des fils à haute tension. L ’Oberscharführer Quackernack faisait une ronde avec quelques jeunes gradés S.S. Je notai qu’ils n’étaient pas armés de la matraque. Nous dûmes nous ranger le long du mur, sous la fenêtre du local d’incinération.
Après quelques minutes d’un silence lourd de menaces, nous entendîmes le bruit de moteurs de camions qui se rapprochaient. Les véhicules pénétrèrent dans la cour du crématoire. Ce fut de nouveau le grand silence. La porte en bois s’ouvrit enfin largement à deux battants et une procession d’hommes et de femmes s’avança dans la cour. Il y avait quelques vieillards et quelques enfants. Ils marchaient paisiblement, sans montrer de signes d’épuisement contrairement à leurs prédécesseurs. L’escorte des S.S. se comportait également à leur égard avec plus de ménagements. Les S.S. ne criaient pas, ils ne brutalisaient personne, et ils dissimulaient leur revolver. Les hommes du corps de garde en faction à la porte manifestèrent cependant quelques signes d’impatience ; la colonne se déplaçait trop lentement à leur gré ; pour fermer la porte, ils durent attendre que la dernière personne du convoi, un petit homme unijambiste marchant à l’aide d’une béquille, eût à son tour pénétré dans la cour.
Les S.S. montraient aux gens, comme font les agents chargés de la circulation, l’endroit où ils devaient se répartir. Regardant autour d’eux avec curiosité et inquiétude, les arrivants commencèrent à disposer leurs bagages par terre, devant eux : des petits coffres, des sacs à dos, des paquets ou de simples baluchons. Ils parlaient en polonais et en hébreu. Je saisissais quelques mots au passage : certains avaient travaillé dans une usine et avaient été déportés comme spécialistes pour exécuter des travaux précis. Se trouver parqués dans cette cour provoquait visiblement chez les arrivants un certain malaise. Les mots : melochenen, hargenen, fachowez, malchemowes, tojt (travailler, tuer, travailleur spécialisé, mort) qui revenaient souvent dans leurs propos, montraient la nature de leurs pensées. Ils croyaient, comme on le leur avait dit, que s’ils acceptaient de se rendre utiles, leur vie ne serait pas en danger. Ayant l’expérience des ghettos (ils portaient tous l’étoile jaune) ils avaient l’habitude de s’intégrer dans un milieu hostile. Mais dans la cour du crématoire, ils manifestaient une anxiété grandissante, et le baromètre de leur confiance chutait brutalement, comme je le compris à leurs propos. Dans cette conjoncture, je me demandais ce que nous pouvions faire pour eux. Nous savions par expérience comment les choses allaient se terminer. Nous restions figés contre le mur, paralysés par un sentiment d’impuissance devant la mort qui les attendait comme elle nous attendait tous ici.
J’étais persuadé qu’aucune force dans le ciel comme sur la terre n’était capable de sauver ces malheureux. Hitler et ses lieutenants n’avaient pas caché leur projet. Depuis longtemps, ils l’avaient annoncé sans vergogne. Le monde entier le connaissait et se taisait.
Les choses eussent-elles changé si l’un de nous se fût avancé devant cette foule en criant : « Camarades, abandonnez toute illusion, ici s’achève votre dernier voyage. Une mort horrible vous attend dans les chambres à gaz ! » La plupart de ces gens ne nous auraient sans doute pas crus, car la réalité était trop affreuse pour que l’on pût ajouter foi à de tels propos. Cet avertissement n’eût donc provoqué qu’une panique générale auquel il eût été mis fin par un massacre sanglant. Avions-nous le droit de
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