Trois Ans Dans Une Chambre à Gaz D'Auschwitz
compromettre notre chance de vivre, ne fût-ce que provisoirement ? En cet instant, il nous fallait choisir entre deux attitudes : informer quelques centaines d’hommes inéluctablement condamnés de la manière dont ils allaient mourir, ou préserver le sursis d’une poignée de témoins.
Les chuchotements de la foule cessèrent brusquement. Des centaines de regards se dirigèrent vers la toiture plate du crématoire où venaient d’apparaître quelques officiers S.S. Au milieu d’eux, juste au-dessus de l’entrée des locaux, se tenait Aumeier, en compagnie de Grabner, le chef de la Gestapo du camp, et de Hössler, le futur chef du camp de concentration des femmes.
Aumeier prit la parole le premier ; de sa voix cassée d’alcoolique, il s’adressa à cette masse de gens effrayés et anxieux : « Vous êtes venus ici pour vous rendre utiles comme nos soldats qui combattent sur le front. Ceux qui travailleront courageusement et feront preuve de bonne volonté seront bien traités. » Après cet exorde, Grabner enchaîna en invitant tout le monde à se déshabiller, car expliqua-t-il, dans l’intérêt des déportés, tout ce qui venait de l’extérieur devait être désinfecté pour éviter les risques d’épidémie. « Nous devons avant tout veiller sur votre santé, déclara-t-il, c’est pourquoi vous devez d’abord aller prendre une douche. Vous recevrez ensuite chacun une assiettée de soupe. » Les couleurs de la vie revenaient sur les visages déformés par la peur. L’avenir paraissait maintenant moins sombre. Les paroles encourageantes des chefs S.S. produisirent l’effet attendu. La méfiance et les soupçons avaient apparemment fait place à l’espérance, qui sait ? Peut-être même à la certitude que tout pouvait encore s’arranger. Hössler, ayant remarqué ce revirement, simula le désir d’avoir des rapports cordiaux avec les nouveaux déportés. Pour leur donner une impression de parfaite bonne foi, il se mit à jouer la comédie devant ces hommes pour mieux endormir leur méfiance :
— Vous, là-bas dans le coin, lança-t-il à un petit homme auquel il fit un signe du doigt, quelle est votre profession ?
— Tailleur, répondit celui-ci.
— Tailleur pour hommes, ou pour femmes ? se fit préciser Hössler.
— Je suis à la fois tailleur pour hommes et pour dames.
— Mais c’est parfait, s’écria le S.S. d’un air enthousiasmé, nous avons justement besoin de gens comme vous dans nos ateliers. Revenez me voir après votre douche. Et vous ? questionna-t-il, en se retournant vers une femme plutôt bien mise, qui se trouvait dans les premiers rangs.
— Je suis infirmière, monsieur l’officier, répondit-elle.
— Vous avez de la chance, nous avons un besoin pressant d’infirmières dans notre hôpital, et s’il y en a d’autres ici, qu’elles viennent me trouver après la douche.
— Nous avons également besoin d’artisans, intervint Grabner, installateurs, électriciens, mécaniciens, maçons. Tous ces spécialistes peuvent se présenter. Nous manquons aussi de manœuvres. Ici, tous les travailleurs peuvent trouver un emploi et ils toucheront un bon salaire.
Grabner termina en disant :
— Maintenant, enlevez vos vêtements. Dépêchez-vous, sinon la soupe sera froide.
Tous ces pauvres gens ne demandaient qu’à être rassurés. Dociles comme des moutons, ils se déshabillaient sans que leurs gardiens eussent à crier ou à les frapper. Chacun s’efforçait d’enlever ses vêtements le plus vite possible pour passer à la douche et à la désinfection. Peu de temps après, la cour était vide, il ne restait sur le sol que des souliers, des habits, du linge, des coffres, des paquets et des cartons. Sans méfiance, des centaines d’hommes et de femmes abusés se rendirent dans la grande salle sans fenêtres du crématoire. Lorsque le dernier en eut franchi le seuil, deux S.S. qui n’attendaient que cela fermèrent la lourde porte en fer garnie de joints d’étanchéité en caoutchouc et poussèrent le verrou.
Pendant ce temps, les gradés S.S. de service étaient montés sur le terre-plein du crématoire d’où les chefs S.S. venaient de s’adresser à la foule. Ils retirèrent les chapeaux des six ouvertures camouflées en cheminées et, protégés par des masques à gaz, ils y versèrent les cristaux bleu-gris du cyclon B. On mit alors en marche les moteurs des camions qui stationnaient devant l’entrée de la cour. Leur
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