Trois Ans Dans Une Chambre à Gaz D'Auschwitz
s’avançait surmonté d’une cheminée de section carrée. Sa vue me rappela de pénibles souvenirs. À l’intérieur, cinq caniveaux souterrains étaient raccordés aux quinze fours, trois d’entre eux étaient intégrés dans un complexe de canalisations.
On nous avait répartis en plusieurs équipes de travail. Je participais avec un groupe de vingt hommes au nivellement d’une levée de terre. Des socles de béton émergeaient par endroits au-dessus de la surface qui devait être recouverte de gazon. Une chambre à gaz devait se trouver sous ce remblai. Les conditions de travail étaient nettement moins pénibles qu’à Auschwitz. Notre surveillant, un Polonais du nom de Lemke, se tenait le plus souvent appuyé sur son bâton ; il ne nous brutalisait pas. Nous nous entretenions avec lui des événements du front, et il ne manquait pas de nous dire : « Mais oui, mon vieux, si tu veux survivre, il faut que tu t’occupes de ces choses ! » Je me suis longtemps demandé ce qu’il voulait dire par là. Plus tard, je compris qu’il voulait savoir si l’un de nous était capable de participer à une activité clandestine. Lorsque l’Oberscharführer Voss ou l’un de ses adjoints apparaissait, Lemke prenait un ton énergique. Le timbre de sa voix devenait rude : « Allez ! Au travail ! Dare-dare ! » Naturellement nous jouions le jeu et nous simulions alors une grande activité.
Au cours de la pause de midi, je rencontrai Juki, dont j’avais fait la connaissance au début de 1943, pendant son stage de formation de chauffeur dans l’ancien crématoire d’Auschwitz. Il me conduisit en passant par une porte en bois dans l’aile gauche du bâtiment, où se trouvait l’entrepôt de charbon. Le coke était transporté dans deux charrettes métalliques jusqu’aux générateurs. Il me pilota dans un corridor étroit, assez sombre, jusqu’à l’installation d’incinération ; des portes aménagées dans le mur de ce couloir donnaient accès au local du chef de commando ainsi qu’à deux autres pièces. Cinq fours étaient installés à cet endroit, et chacun d’eux était équipé de trois chambres de combustion. Les quinze gueules des fours cintrés ne se différenciaient pas extérieurement de celles d’Auschwitz, à l’exception d’une innovation, consistant en deux rouleaux de 15 cm de diamètre fixés au rebord de chaque four. Ces rouleaux étaient destinés à faciliter l’insertion du plateau métallique dans le four. Les cadavres étaient incinérés suivant la méthode pratiquée à Auschwitz. Il n’y avait donc entre les deux usines de mort qu’une différence de dimensions. Les quinze fours massifs, fonctionnant en service continu, pouvaient incinérer chaque jour plus de trois mille corps. Si l’on considère qu’une autre installation crématoire de même capacité se trouvait à une centaine de mètres et, à 400 mètres plus loin, les deux petites installations IV et V comprenant chacune huit fours, il est aisé d’évaluer combien de vies humaines cette machinerie pouvait engloutir quotidiennement.
En arrivant au crématoire, j’avais remarqué la présence de Mietek Morawa. Il était le seul chef de commando à porter une tenue de prisonnier rayée. Il se tenait les bras croisés, très calme. Je m’informai auprès de Juki, qui le connaissait, de la manière dont le jeune chef d’équipe traitait ici les détenus. Juki me rassura ; je n’avais pas à m’inquiéter. Les autres chefs d’équipe s’abstenaient de maltraiter les détenus, et Morawa ne tenait pas à se singulariser.
Quant au chef d’équipe principal Brück, Juki estimait qu’il n’était pas dangereux. Il lui fallait chaque jour sa bouteille de schnaps ; et à condition qu’il ait sa ration quotidienne d’alcool, il laissait les détenus en paix. J’étais rassuré. Je me rendis avec Juki dans le sous-sol, par le monte-charge. L’aspect des lieux me fit frémir. Tout était bien prévu pour parquer et exterminer près de 3 000 personnes. Les corps de 200 détenus, manifestement morts de faim, d’épuisement et de maladie, étaient entassés sur le sol. On les avait fait glisser sur un plan incliné, de la cour jusque dans la salle des cadavres. Là, je fis la connaissance du chef d’équipe Kaminski. Cet homme trapu, au teint coloré, pouvait avoir dans les trente ans. Arrivé à Birkenau dans un convoi de déportés en provenance de Ciechanow, à la fin de l’année 1942, il
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