Trois Ans Dans Une Chambre à Gaz D'Auschwitz
crématoire, à l’endroit où émergeaient les socles de béton dans lesquels on déversait les cristaux violets de cyclon B. À côté de la voiture, je reconnus les silhouettes des deux « désinfecteurs » qui se tenaient prêts, dès que l’ordre leur en serait donné, à accomplir leur œuvre de mort. Ce n’était sans doute pas encore l’heure, car ils bavardaient tranquillement et allumaient des cigarettes. Des centaines d’êtres humains avaient déjà péri, mais d’autres parqués dans la chambre à gaz attendaient leur tour dans d’indicibles angoisses.
Sur l’ordre d’un S.S., je descendis au niveau inférieur avec quelques autres détenus par le monte-charge. Nous devions rassembler les effets personnels des victimes et les entasser sur un camion qui stationnait dans la cour, afin qu’ils puissent être désinfectés. En sortant du monte-charge, je vis L’ Obersturmführer Schwarzhuber et le docteur Mengele qui se tenaient encore devant la porte de la chambre à gaz. Le docteur Mengele donna de la lumière, se pencha et essaya de se rendre compte, par le judas aménagé dans la porte, si des corps donnaient encore signe de vie. Quelques instants plus tard, il ordonna au chef du commando d’actionner les ventilateurs pour aspirer les gaz. Puis on ouvrit la porte, qui était munie de deux verrous transversaux. Avant même l’ouverture du verrou inférieur, ses deux battants ployaient sous la pression des corps. À son ouverture complète, ils s’affalèrent sur le sol, comme le chargement d’un camion qui se déverse après le relèvement de la ridelle arrière. Ces cadavres étaient ceux des individus les plus robustes qui avaient réussi, dans leur terreur panique, à se précipiter contre la porte. C’est d’ailleurs ce qui se passait au cours de tous les gazages. Loin d’être répartis sur le sol de manière égale, la plupart des corps formaient des tas, les plus volumineux se trouvant toujours près de la porte. À proximité des emplacements du déversement des gaz il n’y avait en revanche presque personne, les infortunées victimes s’en étant instinctivement éloignées. En effet, le gaz n’était ni inodore ni insipide. Il avait une odeur d’alcool et une saveur doucereuse. Chacun avait donc parfaitement le temps de déceler sa présence avant d’être pris de maux de tête et de violents accès de toux.
Après l’ouverture de la chambre à gaz, il fallut en dégager l’entrée ; on donna l’ordre d’enlever les corps qui venaient de tomber ainsi que ceux qui se trouvaient près de la porte. À cet effet, on passait des courroies de cuir autour des poignets des morts et on les traînait jusqu’au monte-charge pour les transporter dans le crématoire. Après avoir fait de la place derrière la porte, on passait les corps au jet, ce qui permettait de neutraliser les cristaux toxiques qui pouvaient subsister, et de nettoyer les cadavres. La plupart des morts étaient en effet souillés d’urine, de sueur, de sang et de boue ; de nombreux corps de femmes étaient tachés du sang de leurs règles. Lorsque les cristaux de cyclon B entraient en contact avec l’air, des nuages de gaz mortel se répandaient d’abord à la hauteur du sol, puis ils s’élevaient de plus en plus. C’est pourquoi on retrouvait au-dessus les corps des jeunes gens les plus robustes, recouvrant les plus faibles, enfants et vieillards. Au niveau intermédiaire gisaient en général les femmes et les hommes d’âge moyen. Ceux du dessus avaient réussi dans leur affolement à se hisser par-dessus les corps des victimes déjà étendues au sol ; ils avaient eu encore assez de force pour le faire, lorsqu’ils se rendaient compte que le gaz mortel montait jusqu’au plafond. Souvent aussi les corps étaient enchevêtrés, parfois enlacés, ou se tenant par la main ; le long des murs, de véritables grappes humaines étaient agglutinées, semblables à des colonnes de basalte. Il fallait donc traîner les corps encore chauds et souples sur un indescriptible amoncellement humain.
Beaucoup de morts avaient la bouche grande ouverte, des traces de salive blanchâtre desséchée sur les lèvres. De nombreux visages étaient violacés, certains portant la marque de coups qui les rendaient méconnaissables. Vision particulièrement atroce, il y avait même des femmes enceintes ayant commencé d’accoucher… Affolés, en proie à une terreur panique, ils avaient tous erré dans
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