Trois femmes puissantes
en rien, songeait-il, atterré.
Il avança d’un pas prudent.
Son regard et celui de Menotti se croisèrent et il repensa
à la glycine et, plein de rancune encore, détourna les yeux,
quoique ceux de Menotti lui eussent paru vidés à présent
de la haine scandalisée qu’il y avait vue auparavant.
Même face au désastre, je refuse de communier avec
elle, si c’est bien à cela qu’elle m’invite.
Car il avait eu l’impression chez elle maintenant d’une
consternation impersonnelle qui cherchait de l’aide, un
appui, comme s’ils regardaient tous les deux les conséquences d’une aberration commise par un tiers.
Il osa alors s’aventurer vers le centre de la pièce,
jusqu’au comptoir, carré, équipé d’une vaste plaque de
cuisson et d’une hotte en forme de cloche, comptoir plaqué de marbre et d’ardoise qui devait constituer le clou de
ce spectacle pétrifié, intimidant pour les visiteurs, qu’était
devenue pour Menotti l’idée de cuisine.
Le comptoir était en place, le tuyau de la hotte inséré
dans le plafond.
Cependant la plaque de cuisson se retrouvait non pas
sous la hotte mais largement à côté et Rudy comprit immédiatement que, si l’on tentait de déplacer le comptoir pour
positionner la plaque au bon endroit, il deviendrait impossible de circuler autour avec aisance.
RudyDescas, dans ces calculs qui avaient réclamé l’investissement de toute son intelligence, de toute son énergie
mentale, n’avait tout simplement pas été capable de déterminer avec justesse l’emplacement d’une hotte et de quatre
brûleurs.
— Ils vont vous virer, chez Manille, lança Menotti d’une
voix neutre.
— Oui, j’en ai bien peur, murmura Rudy.
— Je devais réunir quelques amis demain pour leur
montrer ma cuisine, il faut que j’annule tout.
— Cela vaut mieux, dit Rudy.
Anéanti, il tira vers lui une chaise encore emballée et se
laissa tomber dessus.
Comment allait-il réussir à se convaincre lui-même
qu’un renvoi de chez Manille n’était pas une catastrophe ?
Qu’allaient-ils devenir, tous les trois ?
Il se sentait d’autant plus inepte que, s’il avait eu le cran
d’explorer cette conscience diffuse, souterraine, gênante
qu’il avait éprouvée depuis quelque temps d’une forme
particulière d’inconduite à l’endroit de Menotti, il aurait
pu rattraper le coup, corriger son erreur avant que les travaux fussent engagés.
Mais, cette impression, il s’était contenté de la renfoncer
bien loin pour ne plus en être embarrassé, de même, pensa-t-il, qu’il avait repoussé hors d’atteinte, jusqu’aujourd’hui,
la vérité sur le garçon de Dara Salam, sur toute l’histoire
de Dara Salam.
Qu’allaient-ils devenir, tous les trois, s’il perdait son
salaire ?
— Et pourtant je le savais, murmura-t-il, je le savais que
je m’étais trompé !
—Ah bon ? fit Menotti.
— Oui, oui… J’aurais dû… oser affronter ça, cette possibilité de m’être trompé, et j’ai préféré fermer les yeux.
Il regarda Menotti, qui ôta ses lunettes, essuya les verres
sur son tee-shirt, et il remarqua que son visage était calme,
comme si, tout ayant été dit sur l’affaire, il n’y avait plus
lieu de demeurer à cause de celle-ci hors de soi.
Il découvrit également que les traits du visage de cette
femme étaient bien dessinés sous la grosse monture qui en
dissimulait habituellement la finesse.
Mais qu’allaient-ils devenir ?
Il remboursait chaque mois cinq cents euros pour sa
maison — que ferait-il de cette maison, de sa vie avec les
siens ?
— Vous voulez un café ? lui demanda Menotti.
Il acquiesça, surpris.
Il se rappela l’onctueuse odeur de café dans l’haleine de
Manille.
— Il y a un sacré bout de temps que j’ai envie d’un café,
dit-il en suivant des yeux Menotti qui se levait lourdement,
s’emparait d’une cafetière, la remplissait d’eau puis se perchait d’une fesse sur le comptoir neuf pour doser la poudre
dans le filtre.
— Tout de même, ne put-il s’empêcher de lui lancer, cette
glycine ne pouvait pas vous gêner, et elle était si belle.
Menotti ne se retourna ni ne lui répondit, toujours à
demi assise sur le comptoir, attentive à sa tâche.
Ses pieds chaussés de baskets ne touchaient pas le sol.
Lui revint alors brutalement le souvenir d’autres pieds
ne touchant pas le sol ou paraissant l’effleurer à peine,
les pieds alertes,
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