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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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infatigables de Fanta volant au-dessus
destrottoirs de Dakar, et il se dit J’ai coupé cette glycine
et il se dit encore, ruisselant d’une sueur amère, C’est la
glycine que j’ai coupée, elle ne pouvait pas me gêner et
elle était si belle, et il laissa au fond de sa gorge les mots
sévères qu’il avait destinés à Menotti au sujet de la glycine
dont elle avait tranché le pied.
    Son front ruisselait d’une sueur amère et froide.
    Il lui semblait pourtant, à la lumière des aveux qu’il
acceptait de se faire à lui-même, qu’il commençait à émerger du rêve ancien, du vieux et insupportable rêve dans
lequel, quoi qu’il pût dire, quoi qu’il pût faire…
    — Voilà pour vous, dit Menotti en lui tendant une tasse
pleine.
    Elle se servit à son tour, revint s’asseoir sur sa chaise.
    Le plastique d’emballage crissait au moindre mouvement.
    Ils burent à petites gorgées, sans rien dire, et Rudy se
sentait apaisé, brave, et la sueur amère et froide séchait sur
son front bien que, pensait-il, sa situation objective n’eût
jamais été aussi navrante.
    — Ce n’est pas dans le coin que je vais retrouver du
travail, dit-il d’une voix tranquille, comme s’il eût parlé
d’un autre.
    Et Menotti lui répondit sur le même ton détaché, paisible, en claquant les lèvres pour signifier qu’elle avait
achevé son café et qu’il était rudement bon :
    — Guère de chance, en effet, il n’y a plus de travail par
ici.
    — Puis-je utiliser votre téléphone ? demanda-t-il avec
un peu d’embarras.
    Ellele précéda dans son salon, jusqu’au téléphone posé
sur un guéridon.
    Elle resta près de lui, immobile (ne bougeant que pour
remonter vainement ses lunettes sur son nez), non pas tant
pour le surveiller, crut-il comprendre, que pour ne pas
demeurer seule dans sa cuisine ratée.
    — Vous n’avez pas de portable ?
    — Non, dit-il, c’était trop cher.
    La honte porta une attaque contre la carapace encore
tendre de sa fierté, de sa lucidité, mais il sentit que les
assauts mêmes de la honte procédaient d’une habitude et
qu’il était de son devoir, à lui Rudy, de ne pas s’abandonner à en souffrir, de ne pas se laisser aller au confort paradoxal de cette sensation familière.
    — C’était vraiment trop cher, insista-t-il, et pas indispensable.
    — Alors vous avez bien fait, dit Menotti.
    — Comme votre cuisine, ajouta-t-il, trop chère et pas
indispensable.
    Elle resta muette, fixant l’espace devant elle d’un œil
légèrement douloureux.
    Il sentit qu’il était encore trop tôt, qu’il était encore
au-dessus des forces de Menotti de renoncer aux espoirs
de bonheur, de légèreté, de cohérence et de paix qu’avait
contenus dans sa perfection supposée la cuisine de chez
Manille.
    N’était-ce pas d’ailleurs ce qu’il lui avait promis implicitement, quand elle l’avait appelé un soir de détresse et
qu’il l’avait sentie fléchir dans sa résolution, en lui signifiant qu’une vie harmonieuse, bien conduite et enviable
n’avaitpas la moindre chance de se dérouler dans une
vieille cuisine aux meubles dépareillés ?
    Il composa une nouvelle fois le numéro de chez lui.
    Il laissa sonner longtemps, si longtemps que, Fanta eût-elle décroché alors, il en eût été sur le coup plus inquiet
que soulagé.
    Pour tromper l’attente, et comme il y avait près du téléphone un annuaire de la région, il le feuilleta d’une main,
et sa main alla directement, entraînée par sa volonté propre, jusqu’au nom de Gauquelan, le sculpteur, et il nota
avec un peu de malaise que celui-ci habitait non loin, dans
un quartier nouvellement investi par d’anciens citadins
fortunés qui achetaient, à l’exemple des voisins de Menotti
et, dans une moindre mesure, de Menotti elle-même, des
propriétés rurales qu’ils transformaient à grands frais en
demeures résidentielles.
    Plus tard, sur le perron, s’apprêtant à prendre congé de
Menotti, il eut l’impression de sentir les fleurs de glycine.
    Il se tenait debout au dur soleil quand le parfum lourd,
grisant des grappes mauves dans lesquelles il avait plongé
son nez quelques semaines plus tôt, enivré de gratitude,
vint le surprendre et, de nouveau, le bouleverser.
    Ces effluves émanaient probablement, se dit-il, du pauvre tas que formaient sur le côté de la maison les restes de
la glycine, laquelle lançait ses fragrances pour la dernière

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