Tsippora
nouvelle pour moi.
Je n’en suis que plus heureux de t’accueillir, Moïse. Nous, les Madianites,
nous sommes les fils d’Abraham et de sa seconde épouse, Qetoura.
— Oh ?
— Considère donc que tu es ici comme
tu le serais chez toi, aussi longtemps que tu le voudras. Je te dois tout ce
que te doivent mes filles.
— Je n’ai fait que me battre. Les
bergers n’étaient pas forts.
— Mais tu ne le savais pas avant de
les mettre en fuite ! De ce jour, le nom de Moïse et celui de Jethro sont
ceux de l’amitié.
— Tu es bon. Pourtant, tu ignores la
raison qui m’a conduit sur la terre de Madiân.
Moïse sourit avec tristesse. Il paraissait
vouloir s’entêter dans une humilité qui n’était plus nécessaire. Avec vigueur,
Jethro se lança dans une longue tirade :
— Je l’ignore aussi bien que la
manière dont tu es venu. Tu me le conteras si tu le veux, car j’aime connaître
l’histoire des hommes. Mais cela ne compte pas pour ce que j’ai à te dire. Tu
es ici seul, sans compagnon, sans troupeau, sans même une tente où t’abriter de
la chaleur du jour et du froid de la nuit. Tu n’as, à ce qu’il paraît, ni
servantes ni épouse, personne qui sache faire cuire ton pain, préparer ta bière
et tisser tes vêtements. Accepte que je t’accueille dans ma cour comme si tu
étais l’un des miens. Ce ne sera que justice pour ce que tu as fait. Mes filles
et moi, nous remercierons Horeb de ta venue. Choisis vingt têtes de petit
bétail pour commencer ton troupeau et prends la toile nécessaire pour te
dresser une tente à l’ombre d’un des grands arbres qui entourent ma cour.
J’insiste, cela fera ma joie. Comme tu l’as sans doute remarqué, et pour une
raison que je t’expliquerai plus tard, il n’y a pour le moment autour de moi
quasiment que des femmes, filles, nièces ou servantes. Tu trouveras parmi elles
des mains pour prendre soin de toi. Et moi, je le devine déjà, j’aurai un
compagnon pour mes bavardages du soir.
À la place du sourire d’apaisement qu’elle
s’attendait à lire sur les traits de Moïse, Tsippora perçut le formidable
raidissement qui gagnait tout son corps. Moïse lança :
— Je suis venu à Madiân parce que j’ai
tué.
Un murmure roula dans la cour. Tout ce qui
avait été jusqu’alors rire et légèreté s’effondra. Tsippora sentit sa poitrine
se vider de son souffle. À sa droite et à sa gauche, les mains de Sefoba et
d’Orma agrippèrent ses poignets comme on se retient à la branche d’un arbre au
long d’une dégringolade. Le seul qui demeura impassible, sans même une lueur
d’étonnement sur le visage, ce fut Jethro.
Moïse plaça son bâton en travers de ses
genoux, il respira à pleins poumons avant d’ajouter :
— J’ai tué. Non pas un berger, mais un
grand de Pharaon. Un puissant architecte et contremaître. Je porte de nobles
vêtements : ils ne sont pas à moi, je les ai volés pour m’enfuir. Et ce
bâton aussi, je l’ai pris à la puissance de Pharaon. Voilà ce que tu dois
savoir avant de m’accueillir.
Jethro, d’une voix au calme et à la
tendresse intacte, répondit :
— Si tu as tué, c’est que tu avais une
raison. Veux-tu nous la conter ?
*
* *
Moïse n’était pas homme à raconter
longuement. De plus, sa maladresse dans la langue de Madiân le contraignait à
écourter ce qui aurait pu être décrit avec plus de détails. Mais à tous, jusqu’aux
enfants, car ceux de la cour s’étaient rapprochés, son histoire n’en parut que
plus terrible. Ils comblèrent ses silences avec leur imagination, voyant de
leurs propres yeux cette vie fantastique qui grouillait au-delà de la mer
Rouge. Les noms aux consonances étranges, Thinis, Ouaset, Djéser-djésérou,
Amon ou Osiris, qu’évoquaient de temps à autre les caravaniers de
passage, acquirent dans la bouche de Moïse une chair et une vérité nouvelles.
Ils virent de leurs yeux la splendeur des
villes, les routes et les temples, les palais fabuleux, tout le gigantesque des
animaux de pierres sculptées qui affirmaient la puissance d’hommes qui
n’étaient plus tout à fait des hommes. Mais une fois ce décor posé, Moïse, avec
ses phrases hachées, parla du nékhakha, le fouet de Pharaon. Un fouet
qu’il serrait sur sa poitrine jusque dans les centaines de sculptures dressées
à son effigie partout dans le pays, les temples et les sépultures. Un fouet qui
s’abattait sur les milliers d’esclaves hébreux. Car
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