Tsippora
avons eu Moïse depuis
bien longtemps. Miryam est gourmande de son frère. Elle veut s’en rassasier.
— Oh, grinça Murti, pour s’en
rassasier, elle s’en rassasie ! Si elle pouvait le dévorer, elle le
ferait. Je suis étonnée qu’elle ne trouve rien à redire quand il vient dormir
sous ta tente !
— Est-ce une jalouse qui parle de la
jalousie ? se moqua Tsippora.
— Oh non, s’exclama Murti avec
sincérité. J’ai commis cette faute dont tu m’as sauvée, mais aujourd’hui Moïse
n’est que mon maître et celui que j’admire. C’est toi que j’aime.
— Bientôt, cela ira mieux, promit
Tsippora en lui caressant la nuque. Aaron aura moins à dire, Moïse sera un peu
plus souvent avec nous.
— Crois-tu ? s’écria Murti en
retournant habilement Eliezer pour enduire ses fesses d’une fine poudre de
craie. Il ne me semble pas près d’arriver, le jour où Aaron parlera moins.
Tsippora rit. Et cacha le tremblement de
ses lèvres. À quoi bon montrer cette douleur qui déjà lui empoisonnait le cœur
avant même leur arrivée à Ouaset ? Il n’y avait que trop de vérité dans
les paroles de Murti.
L’un des premiers soirs de leur route
commune, Miryam, belle, un voile masquant sa joue droite, le sourire contraint,
s’était approchée de la tente de Tsippora qui, en cet instant, démaillotait
Eliezer. Ôtant le dernier linge du petit corps potelé, elle avait guetté la
réaction de Miryam. Un effroi véritable avait soulevé les sourcils de sa
belle-sœur.
Nu, Eliezer ne cachait rien de son
ascendance. Miryam voulait s’assurer qu’il était bien circoncis, mais ce
qu’elle découvrit, surtout, ce fut la couleur de sa peau. À la différence de
Gershom, Eliezer était à cet égard plus le fils de sa mère que celui de son
père. Et plus il perdait son apparence de nourrisson plus sa peau, quoique plus
claire que celle de Tsippora, acquérait un noir doux, lumineux, mêlé d’un peu
de brun. En vérité, il faisait songer à un petit pain fourré d’herbes, si
croustillant qu’on en dévorerait tout le jour, affirmaient les servantes
attendries.
Mais Miryam, elle, ne songea pas à dévorer
Eliezer, et ne s’attendrit pas.
Elle ne chercha pas même à dissimuler sa
répulsion et sa colère. Elle ne prononça pas un mot. Elle s’éloigna, jetant
dans le silence derrière elle toute son amertume.
En vérité, Tsippora n’avait pas besoin de
mots pour comprendre. Sa vie tout entière lui avait déjà appris les refus et
les aversions que pouvait faire naître sa chair. Miryam, depuis toujours
baignée dans le savoir et la tradition qu’aimait à conter et raconter son frère
Aaron, n’avait pu imaginer un seul moment que Moïse, ce Moïse qu’elle semblait
déjà adorer comme le dieu que Yhwh avait annoncé, puisse avoir un fils si
étranger à son peuple.
* *
Un matin, alors qu’ils s’apprêtaient à
partir, comme chaque jour, Aaron déclara :
— Ouaset est à cinq jours de marche. À
partir d’ici, il nous faut aller à pied, sans troupeaux, chameaux ni mules,
sans bergers ni servantes.
Moïse montra son étonnement.
— Et pourquoi, mon frère ?
— Si tu approches de la ville de
Pharaon dans cet équipage, Moïse, ses soldats seront sur nous avant le soir.
Nous sommes des esclaves. Les esclaves ne possèdent rien et n’ont rien le droit
de posséder.
Moïse regarda ceux qui avaient fait un si
long voyage avec lui et qui l’observaient, incrédules. Aaron devança sa
protestation :
— Ils peuvent redescendre le long du
fleuve et attendre à l’endroit où nous nous sommes rencontrés. Ils ne
risqueront rien.
— Attendre quoi ? demanda l’un
des bergers, la colère dans la voix.
— Attendre que Moïse et moi ayons
parlé à Pharaon et que nous conduisions notre peuple hors d’Égypte.
— Cela peut durer longtemps !
grinça Murti. C’est maintenant que ma maîtresse et les fils de Moïse ont besoin
de leurs servantes.
— Chez nous, lança Miryam d’une voix
dure, les femmes et les fils n’ont pas de servantes. Les épouses s’occupent de
leurs enfants sans autres mains que les leurs.
Murti voulut répliquer, mais Tsippora d’un
signe lui ordonna de se taire. Moïse lui jeta un regard d’embarras, mais se tut
lui aussi. Alors Tsippora sourit. Elle posa avec calme les yeux sur Miryam et
sur Aaron.
— Moïse n’est pas un esclave, pas plus
que son épouse. Il n’est pas venu devant Pharaon pour mener la vie
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