Tsippora
s’étonna de
ne voir nulle part des soldats de Pharaon.
— Non, ils ne viennent plus nous
surveiller ici, répondit Aaron. À quoi bon, ils savent bien que nous n’avons
pas d’autres endroits où aller que ces masures. Ils se contentent de venir
toutes les deux ou trois lunes compter les femmes enceintes et les nouveau-nés.
Après avoir rapidement parcouru une rue
poussiéreuse qui paraissait centrale, Aaron et Miryam s’engagèrent dans un
dédale de ruelles remplies d’immondices pour déboucher sur une place. Une pièce
d’eau peu profonde y était recouverte d’un toit de jonc. Des enfants étaient
là, les fillettes lavant du linge, les garçons tressant des nattes avec de la
paille. Ils levèrent le visage vers les nouveaux venus. Reconnaissant Miryam et
Aaron, ils furent aussitôt debout.
— Ils sont là ! Mère Yokéved,
Aaron et Miryam sont de retour !
Alertée par les cris, une foule envahit la
petite place. Il y eut de brèves exclamations de joie. Une femme âgée s’avança
vers Miryam, qui lui saisit la main en souriant :
— Mère…
Mais Yokéved la dépassa et marcha droit
jusqu’à Moïse. Elle s’immobilisa à quelques pas de lui.
La beauté dont sa fille avait héritée
vivait encore en elle, malgré l’âge et les épreuves qui avaient blanchi la
lourde chevelure. Sous les rides de fatigue et de souffrance demeuraient
l’élégance des traits et la puissante douceur d’un regard dont la paix, la
sérénité, bouleversèrent Tsippora. En cet instant, le souffle court, la pointe
des doigts tremblant sur ses lèvres entrouvertes, Yokéved conservait une
dignité qui ôtait tout excès à son émotion. Très bas, elle prononça le nom de
Moïse. Cela seulement :
— Moïse.
Ce n’était ni un cri, ni une question, ni
un doute. Tsippora devina que cette femme, cette mère, goûtait là
l’extraordinaire bonheur de prononcer ce nom pour la première fois depuis
longtemps, si longtemps !
— Moïse !
Moïse avait compris ce bonheur avant même
de goûter au sien. Il sourit, hocha la tête avec précaution.
— Oui, ma mère, je suis Moïse.
Sans qu’une larme ne passe ses paupières,
elle répondit à son sourire, murmurant :
— Je m’appelle Yokéved.
Alors seulement l’un et l’autre franchirent
le pas qui les séparait et s’enlacèrent. Cette fois, blottie dans les bras de
Moïse, les paupières closes sur une douleur qui n’avait plus d’âge, Yokéved
laissa échapper un sanglot :
— Oh, mon fils, mon fils
premier-né ! Tsippora tressaillit, se rendit compte qu’elle serrait un peu
trop fort Eliezer contre sa poitrine et relâcha son étreinte avec un rire ému.
Tout autour se pressait le village,
emplissant d’une cohue bruyante l’étroit espace. Moïse saisit la main de
Yokéved et attira sa mère devant Tsippora. Yokéved la regarda avec ravissement
et s’exclama :
— Ma fille ! Oh toi, tu es ma
fille !
Son regard s’agrandit encore à la vue de
Gershom et d’Eliezer. Son rire eut la douceur d’une bénédiction :
— Et voilà mes petits-enfants !
s’écria-t-elle en ouvrant les bras. Ma fille et mes petits-enfants. Que
l’Éternel soit loué !
Ces mots que Tsippora attendait depuis si
longtemps s’écoulèrent comme un feu dans sa poitrine. Elle, elle n’eut pas la
retenue de Yokéved. Elle ne put retenir le flot de ses larmes. Manquant de
laisser choir Eliezer, elle s’agrippa aux épaules de la mère de Moïse comme
elle n’avait jamais pu s’agripper à sa propre mère.
*
* *
Dix jours durant, il n’y eut qu’espérance
et bonheur.
Moïse fit sacrifier la moitié du troupeau
venu de Madiân. Les femmes broyèrent le grain qui n’avait pas été consommé
durant le voyage. Les fours embaumèrent, des tables de fortune furent dressées
dans la nuit alors que des hommes se postaient sur le chemin pour donner
l’alerte en cas de visite des soldats de Pharaon. Devant les feux, Moïse
racontait. Lorsque sa voix devenait pâteuse de fatigue, Aaron prenait la suite
avec vigueur et plus encore de détails. Quand l’aube se levait, ceux qui
devaient retourner sur les chantiers de Pharaon reformaient les rangs de
l’esclavage après quelques heures de repos.
Mais le soir suivant d’autres hommes,
d’autres femmes, d’autres enfants rejoignaient discrètement le village et la
petite place devant la maison de Yokéved. À leur tour ils voulaient voir et
entendre celui qui avait reçu de
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