Un collier pour le diable
vous devez accepter : l’homme qui représentera les ducs d’Albe chez messieurs Boehmer et Bassange ne saurait être impécunieux et je n’ai jamais entendu dire qu’un ambassadeur, fût-il prince, eût dérogé en acceptant de son souverain une juste rétribution pour ses travaux. Et puis, ne vous y trompez pas, chevalier, les choses ne seront pas aussi simples qu’elles le paraissent vues d’ici. Telle que je connais Maria-Luisa, son envoyé fera tout au monde… tout, vous m’entendez bien ?… pour lui rapporter ce joyau dont elle a une envie maladive. Il faudra vous garder soigneusement, être extrêmement prudent car vous allez tout simplement risquer votre vie.
— Eh bien, j’aime mieux cela ! dit Gilles avec un soulagement qui fit sourire Batz. Le danger rendra ce marché plus amusant.
— Il n’y a pas que ce danger-là. Vous aurez peut-être aussi quelques ennuis avec votre ministre des Affaires extérieures. Dès l’instant où Ocariz, qui est consul général, je vous le rappelle, vous saura sur les rangs, il fera feu de tout bois. Vous risquerez peut-être aussi votre carrière… ou la Bastille !
— Ces risques-là aussi je les prends. À moins que le monde ne s’écroule, vous aurez votre collier !
— Je n’en doute pas un seul instant. Eh bien, puisque nous sommes d’accord, mieux vaut nous séparer. Mais soyez sûrs, à présent, l’un et l’autre de ma reconnaissance.
Batz salua avec une joie qu’il avait beaucoup de mal à atténuer. Visiblement, son entrée en relations avec la duchesse d’Albe le ravissait. Ce fut avec enthousiasme qu’il embrassa son ami.
— Encore un mot, dit celui-ci contre son oreille. Tu n’as reçu aucune nouvelle du comte de Boulainvilliers, ni du lieutenant de Police ?
— Aucune ! Mais cela ne veut rien dire. Ces affaires-là vont rarement vite, sauf par miracle. À bientôt et que Dieu te garde !
Pour échapper à Don Ignacio, un peu trop désireux de pousser plus avant ses relations avec la duchesse d’Albe et qui prétendait l’escorter avec une partie de son régiment, Cayetana décida de quitter Ségovie avant le lever du jour et d’accélérer la marche de son cortège. Mais cette accélération devint de la hâte quand, passé Aranda de Duero que l’on brûla pour éviter à la duchesse de faire halte dans le château qui lui appartenait, on fut dépassé, sur le Camino real 1 , par l’équipage d’un personnage qui semblait fort pressé… et qui n’était autre que le consul général regagnant Paris à grandes guides. Cette fois il n’était plus question de flâner. On roula aussi vite qu’il était possible pour ne pas éreinter les chevaux, on coucha même en pleine campagne après avoir traversé Burgos où Ocariz s’était arrêté et, quatre jours après avoir quitté Ségovie, on arrivait en vue de la Bidassoa, petit fleuve côtier dans les flots duquel s’inscrivait la frontière entre la France et l’Espagne.
À cette hâte, Gilles adhérait de tout son cœur car il aspirait ardemment à se retrouver un homme parmi les hommes. Il était las jusqu’à l’écœurement d’une mascarade, salutaire peut-être, mais qui l’irritait d’autant plus qu’il soupçonnait Cayetana d’y prendre un plaisir pervers. En réendossant ses cotillons, chaque matin, il avait l’impression de grimper au pilori.
Et puis, le désir violent qu’il avait éprouvé pour la belle maja commençait à s’émousser. Son rôle nocturne se muait insensiblement en celui d’un galérien de l’amour enchaîné aux caprices sensuels d’une femme sans cesse à la recherche de sensations nouvelles, ces sensations qu’elle traquait, sous son déguisement de manola, jusque dans le petit peuple des toreros et des Don Juan de rues. Un homme nouveau, pourvu qu’il eût une certaine flamme au fond des yeux, un corps vigoureux et qu’il éveillât sa curiosité, faisait apparaître en elle l’instinct le plus primitif.
Bien souvent, par exemple, au cours des longues journées de route dans la poussière et la chaleur, la pensée et la conversation de l’a duchesse s’étaient dirigées vers Goya. Le peintre avec son physique brutal, sa parole directe et sa passion de vivre intéressait visiblement Cayetana qui réclamait toujours plus de détails sur la vie secrète de cet homme en qui elle voyait à présent, tout comme Gilles lui-même, un futur géant de l’art.
« Si un jour je reviens en Espagne, songeait
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