Un collier pour le diable
temps, maintenant, de reprendre l’entière possession de tes esprits. Est-ce que tu n’as pas rendez-vous, ce soir ?
— Rendez-vous ?… oui… peut-être. Avec qui ?
— Avec la Reine !
Fersen qui, tout en parlant, avait plongé son visage dans la cuvette en ressortit si brusquement qu’il en renversa la moitié. Mais quand son regard mi-effrayé mi-indigné croisa celui, impénétrable, de son ami, celui-ci vit qu’il était à peu près dégrisé et lucide.
— Ai-je bien compris ? articula-t-il. Qu’as-tu osé dire ?
Tournemine saisit une serviette et la lança à Fersen qui tâtonnait à sa recherche.
— Tu as très bien compris, Axel. Tu as rendez-vous, ce soir, avec la Reine de France. Et ne me dis pas le contraire car je ne te croirai pas. Ou alors dis-moi que le comte Esterhazy n’est pas venu ici hier… et qu’il ne t’a rien rapporté. Mais je sais qu’il est venu.
Décidé à plaider le faux pour savoir le vrai, Gilles avait tout de même pris la sage précaution de se renseigner discrètement auprès d’une des jolies chambrières de l’hôtel, cette Louison qui avait pour Pongo des bontés si marquées…
L’entrée de la même Louison chargée d’un plateau à café et suivie d’un valet portant un plateau plus grand où s’alignaient des plats couverts d’argent, interrompit un instant l’entretien. Fersen en profita pour s’essuyer rageusement, passer ses culottes, arracher sa chemise trempée pour la remplacer par une robe de chambre de soie à grands ramages et, quand il en émergea, aboya hargneux à l’adresse des serviteurs :
— Posez tout cela ici et sortez ! Ah ! aussi !… tâchez de trouver Sven, mon valet. Dites-lui de me faire chauffer un bain mais de ne venir que quand je sonnerai.
Louison et son compagnon disparus, le Suédois avala coup sur coup trois tasses de café brûlant.
Assis dans un fauteuil près de la fenêtre ouverte sur le charroi de la rue et le cri rythmé d’une poissonnière proposant « Carpe vive, carpe vive ! Voyez ma carpe vive !… », Gilles considérait avec attention les bottes soigneusement cirées qui terminaient ses longues jambes étendues devant lui, attendant que son ami eût fini à la fois de boire son café et de reprendre complètement ses esprits, l’un comme l’autre ne paraissant pas s’opérer, d’ailleurs, de façon tellement satisfaisante car, plus il retrouvait ses moyens physiques, plus Fersen s’assombrissait. Connaissant son caractère entier, orgueilleux et volontiers méfiant, Gilles se prenait à penser qu’il serait peut-être moins facile de lui faire entendre raison qu’il ne l’avait imaginé.
Brusquement, le Suédois repoussa la table et reprit le débat :
— Peux-tu me dire à présent où tu as pris des informations aussi invraisemblables ? Je m’étonne qu’à peine admis aux honneurs de Trianon tu choisisses d’emblée de rejoindre le méprisable parti des potineurs et des commères !
Gilles fronça les sourcils. Il n’aimait pas le ton que venait de prendre Axel et, même en faisant la part de la mauvaise humeur inhérente à une solide gueule de bois et à son corollaire la migraine, il ne se sentait pas disposé à le supporter passivement.
— Ces informations invraisemblables, comme tu dis, je les ai prises cette nuit, dans un bosquet de Trianon où deux personnes inconnues de moi, un homme et une femme, s’intéressaient de près à ta vie privée… et à celle de quelqu’un d’autre. Connais-tu une comtesse de La Motte-Valois ?
— Jamais vue… jamais entendu parler non plus d’ailleurs !
— Eh bien, c’est une femme qui me paraît fort entreprenante et qui s’entend à merveille à manier les fausses clefs ouvrant des meubles dont une parfaite inconnue ne devrait jamais pouvoir s’approcher. En tout cas, toi, elle te connaît fort bien et…
— Tu es en train de m’apporter la preuve formelle de ce que je te disais il y a un instant, coupa Fersen avec impatience. Tu en es aux ragots.
— Et ça… c’est aussi un ragot ?
Surgie tout à coup au bout des doigts du jeune homme la lettre, à demi dépliée, frissonnait à présent sur le compotier de cerises comme si elle était animée d’une vie propre. Fersen s’en saisit, y jeta un coup d’œil et, brusquement, son visage s’empourpra d’une subite et violente poussée de sang. Le regard qu’il releva sur le chevalier brûlait d’une fureur trop brutale pour
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