Un Dimanche à La Piscine à Kigali
Rwandais, et moi, je suis un horrible Tutsi, un faux Rwandais. Vous n’attendez que l’ordre qui me tuera. Ce n’est pas ce soir, je le sais, mais lequel de mes amis tuerez-vous quand il sortira d’ici ? Lequel suivrez-vous patiemment jusqu’à sa maison pour qu’il agonise devant ses enfants et ses voisins ? »
Les soldats éclatèrent de rire. Puis les injures et les insultes : Tous les Tutsis sont des fils de pute et Lando plus que tous les autres, qui n’est plus un nègre parce qu’il couche avec une Blanche. On entendit le bruit sourd d’une grenade qui venait du centre-ville. Près du stade national, quartier habité par une majorité de Tutsis, les lueurs d’un incendie léchaient le ciel mauve. Lando serra un peu plus son ami.
— Tu ne comprends toujours pas. Bon petit Occidental que tu es, bardé de beaux sentiments et de nobles principes, tu assistes au début de la fin du monde. Nous allons plonger dans une horreur unique dans l’histoire, nous allons violer, égorger, couper, charcuter. Nous allons éventrer les femmes devant leur mari, puis mutiler le mari avant que sa femme ne meure au bout de son sang, pour être certains qu’ils se verront mourir. Et pendant qu’ils agoniseront, qu’ils en seront à leur dernier souffle, nous violerons leurs filles, pas une fois, mais dix fois, vingt fois. Et les vierges seront violées par des soldats sidéens. Nous aurons l’efficacité sauvage des primitifs et des pauvres. Avec des machettes, des couteaux et des gourdins, nous ferons mieux que les Américains avec leurs bombes savantes. Mais ce ne sera pas une guerre pour la télévision. Vous ne pourriez supporter quinze minutes de nos guerres et de nos massacres. Ils sont laids et vous paraissent inhumains. C’est le lot des pauvres que de ne pas savoir comment assassiner proprement, avec une précision chirurgicale, comme disent les perroquets de CNN après les briefings des généraux. Ici, nous allons tuer dans un grand excès de folie, de bière, de mari, dans un déferlement de haine et de mépris qui dépasse ta capacité de comprendre, et la mienne aussi. Je dis « nous » parce que je suis rwandais et parce que les Tutsis le feront aussi quand ils en auront l’occasion. Je dis « nous » parce que nous sommes tous devenus fous.
— Je ne veux pas partir.
— Tu es plus fou que je pensais.
— Non, je suis amoureux. C’est pareil.
De Sodoma, le quartier des putains, on peut voir à quelques centaines de mètres un paysage bucolique. Une colline dont la terre, toujours fraîchement retournée, est parsemée de jolies fleurs. De Sodoma, la vue est belle. Un fonctionnaire de l’ACDI, de passage pour vérifier si les fonds que le Canada accordait à la lutte contre le sida étaient bien utilisés, demanda à son accompagnateur rwandais : « Vous aussi, vous avez des jardins communautaires ? » Il faut lui pardonner. Sur cette colline, dans un va-et-vient continu, des gens bêchent, creusent et manipulent la terre. De loin, on dirait des centaines de petits lots sagement et méthodiquement sarclés, comme dans un terrain vague d’un quartier populaire à Montréal. « Non, c’est le nouveau cimetière, avait répondu l’accompagnateur. Il n’y a plus de place dans les autres. »
La croix était parfaite, tordue comme un arbre mort, toute de jaune, de bleu et de vert, avec à la place du corps du Christ un Johnny Cash plus ou moins ressemblant, mais qu’on reconnaissait parce que le sculpteur avait gravé son nom.
Il y avait Élise, le père Louis, ce vieux Champenois calme et obstiné qui à lui seul s’occupait davantage des sidéens que toutes les organisations humanitaires du pays, et Valcourt. Ils écoutaient Johnny Cash en attendant que les autres arrivent pendant que deux adolescents finissaient de creuser un trou assez profond pour contenir la boîte. Ils avaient beau tourner la tête et regarder dans toutes les directions, personne n’arrivait sinon d’autres groupes venant enterrer leur mort. Puis, rôdant comme des chacals, quelques soldats s’approchèrent juste assez pour qu’on note leur présence. Dix trous béants en cette fin de matinée, dans cette ville de cinq cent mille habitants, attendaient leur boîte et dix autres plus tard, vers l’heure du midi. Il y en aurait encore des vingtaines d’autres en fin d’après-midi, quand le soleil frapperait un peu moins directement les cercueils. Une Volvo noire boueuse apparut. C’était
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