Un Dimanche à La Piscine à Kigali
et sans nœuds. Il donna les dimensions et demanda qu’on livre la boîte à sa chambre. Car à Kigali, un cercueil, c’est une boîte en bois, faite de quelques planches mal équarries, qu’on orne parfois d’un crucifix, dans un excès de luxe ou de folie provoquée par la douleur du décès. Puis il se rendit chez un copain sculpteur qui vendait des girafes et des éléphants multicolores aux deux ou trois touristes qui venaient encore au Rwanda chaque semaine pour voir les gorilles et les volcans.
« Fais-moi une croix disco pour le meilleur D.J. de Kigali. »
Ils étaient une centaine dans la salle de conférences de l’hôtel. Dans l’allée qui séparait deux sections de chaises droites, la boîte en bois même pas verni. Étaient venus quelques parents et les amis intimes, mais aussi les collègues de travail de la Banque populaire, le ministre responsable de l’institution financière encadré de deux jeunes soldats qui portaient nonchalamment leur fusil automatique UZI, gracieuseté d’Israël via la France et le Zaïre. Toutes les filles d’Agathe étaient présentes, ainsi que Lando et sa femme québécoise, et quelques hommes qui se faisaient discrets au fond de la salle et qu’on associa vite au FPR, l’armée clandestine des Tutsis. Car Méthode, comme Raphaël, militait dans l’armée secrète, disait la rumeur autour de la piscine.
À gauche, derrière le ministre, les quelques officiels et Hutus proches du pouvoir qui se sentaient obligés d’assister à ces curieuses funérailles. À droite, tous les Tutsis, les amis hutus du Parti libéral et du Parti social-démocrate, et toutes les femmes qu’avait baisées Méthode.
Un poste de télévision trônait au-dessus du cercueil. Le visage émacié apparut avec ses yeux, énormes charbons brûlants. Les lèvres bougeaient à peine. C’étaient les yeux qui parlaient.
« Je m’appelle Méthode, cadre à la Banque populaire, disc-jockey les week-ends à la discothèque de Lando. Ma musique préférée est le country et les chansons sentimentales. Je suis tutsi, vous le savez, mais avant tout, je suis rwandais. Je vais mourir dans quelques heures, je vais mourir du sida, une maladie qui n’existait pas il y a quelques années selon le gouvernement, mais qui déjà me défaisait le sang. Je ne comprends toujours pas très bien comment la maladie fonctionne, mais disons que c’est comme un pays qui attrape tous les défauts des gens les plus malades qui le composent et que ces défauts se transforment en maladies différentes qui s’attaquent à une partie du corps ou du pays. Voilà à peu près ce que j’ai compris de la maladie, c’est une forme de folie du corps humain qui succombe morceau par morceau à toutes ses faiblesses.
« À ceux qui m’aiment, je veux dire que je n’ai pas souffert. Une amie m’a embrassée et m’a dit que je me réveillerais au ciel. Je suis mort dans mon sommeil. Je n’ai rien senti. En fait, c’est comme si je ne savais pas que je suis mort. Mais je sais que si nous continuons ainsi, beaucoup d’entre vous vont connaître des souffrances atroces et une mort horrible.
« Mais je veux parler encore de la maladie. Nous refusons d’en parler, et garder le silence tue. Nous savons que la capote protège, mais nous, grands hommes noirs puissants, traversons la vie comme si nous étions immortels. Élise, mon amie, appelle ça la pensée magique. Nous nous disons que la maladie, c’est pour les autres, et nous baisons, baisons, comme des aveugles, la queue toute nue dans le ventre de la maladie. Moi je vous dis, et c’est pour cela que je veux vous parler avant de mourir, que nous serons des millions à mourir. Du sida, bien sûr, de la malaria aussi, mais surtout d’une maladie pire, contre laquelle il n’existe pas de capote ou de vaccin. Cette maladie, c’est la haine. Il y a dans ce pays des gens qui sèment la haine comme les hommes inconscients sèment avec leur sperme la mort dans le ventre des femmes qui la portent ailleurs, dans d’autres hommes et dans les enfants qu’elles conçoivent… Je pourrais avoir un peu d’eau ? »
Une main tenant un verre d’eau apparaît dans l’image. Méthode boit et s’étouffe. Il reprend encore plus lentement.
« Je meurs du sida, mais je meurs par accident. Je n’ai pas choisi, c’est une erreur. Je croyais que c’était une maladie de Blanc ou d’homosexuel ou de singe ou de drogué. Je suis né tutsi, c’est écrit sur ma
Weitere Kostenlose Bücher