Un Dimanche à La Piscine à Kigali
lentement baissé l’objectif vers la petite tête émaciée, resserrant le cadre pour que ressortent ses yeux énormes et noirs et profonds et fixes qui accusaient l’humanité. Puis il aurait suivi le mouvement de Valcourt, en élargissant le cadre et en se déplaçant légèrement vers la droite. On aurait vu l’enfant au premier plan, Valcourt disant : « Ici Bernard Valcourt dans l’enfer de Bati. » À sa gauche, on aurait bien distingué les yeux hagards mais dignes de la mère et, à l’arrière-plan, les hauts nuages striés d’orange et de pourpre qui annonçaient le matin et le début d’une lugubre comptabilité. C’est plutôt à cet exercice que s’intéressa Valcourt, installé à la morgue, hutte ronde faite de troncs d’eucalyptus grossièrement assemblés. Il ne pourrait montrer tous les petits cadavres, bien sûr, mais six heures durant il filma chacun d’eux, en notant leur nom et leur âge pendant qu’on les lavait avant de les allonger sur un lit de branches d’eucalyptus. Ils entreraient au paradis propres et parfumés.
De retour à Montréal, plus rien ne fut comme avant. Il commença à parler autrement qu’avec les codes et l’objectivité qui étouffent et trahissent la réalité. Une petite mine pensante explosa dans son cerveau, confondant hémisphère gauche et hémisphère droit, éparpillant les neurones de la raison et ceux des sentiments, transformant un efficace ordre ancien en une sorte de magma bouillant qui mêlait tout : odeurs, souvenirs, lectures, idées, principes, désirs. Lui qui n’avait jusque-là pensé qu’au travail ne rêvait plus maintenant que d’amour, d’abandon et de colère. Crier tout ce qu’il avait vu, connu, appris, mais qu’il n’avait dit qu’à moitié parce qu’il adhérait au langage virtuel du journalisme, qui fait d’un premier ministre menteur un homme qui évolue, et d’un requin de la finance un homme d’affaires rusé. Il essaya un peu de déranger et connut de petits succès. Sans trop le savoir – et surtout sans le vouloir –, il s’installa en marge de la société qui compte et qui ne pardonne pas à ceux qui la quittent. Il le découvrit petit à petit, tristesse après tristesse, refus après refus, puis, pire, indifférence après indifférence. Et voilà qu’en cette nuit pleine de drames transformés en rire, le doigt de Gentille doux comme un duvet dessinait la vie dans la paume de sa main, que la tête de l’enfant réchauffait sa cuisse et que Raphaël dit : « C’est fascinant. Il y a une logique, une sorte de justice. Tu trouves le bonheur chez les paumés de la terre. Alors, fais-nous plaisir, nous en avons si peu. Dis que tu aimes le bonheur qui te vient d’ici. Fais-nous plaisir, dis que nous aussi, malgré les machettes, les bras coupés, les femmes violées, dis que nous pouvons donner la beauté et la douceur. Et ton bonheur, Bernard, cesse de le cacher, vis-le avec nous. Il nous rassure sur nous-mêmes. »
Valcourt, un peu soûl, mais aussi ému qu’à la naissance de sa fille, se leva, le verre à la main.
— Moi, Bernard Valcourt, expatrié toléré dans votre pays, j’ai l’honneur de vous demander la main de la plus belle femme du Rwanda !
Ils explosèrent. Raphaël monta sur le bar en inox et se mit à danser. Le maître d’hôtel l’étreignit. Gentille laissait couler quelques petites perles salées sur ses joues de satin, Zozo trébucha sur une bouteille vide abandonnée sur le sol. L’enfant hurlait, effrayé par le fracas. Émérita, membre d’une Église baptiste fondamentaliste, se jeta à genoux et entonna quelques versets de la Bible. Le barman passa la main sur ses fesses, certain qu’il recevrait sa gifle habituelle, car il en avait déjà reçu cinq. Elle interrompit sa prière : « Célestin, Dieu nous donne un grand bonheur ce soir. Il nous pardonnera sûrement tous les péchés que toi et moi ferons plus tard. » Célestin, qui attendait ce moment depuis trois ans, fut saisi d’une grande angoisse. Pourrait-il honorer la femme de ses rêves ? Il se précipita derrière le bar, cassa six œufs dans un shaker, y versa de la bière et une bouteille entière de sauce au piment et avala le tout d’un seul trait. Émérita, pour la première fois de sa vie, but de l’alcool, et l’effet du champagne lui mit dans la tête et dans les seins des fourmis capricieuses et vagabondes qui lui faisaient des frissons et des tremblements. Ce fut son premier
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