Un Dimanche à La Piscine à Kigali
vrai péché après vingt-sept ans de renoncement aux plaisirs que sa mère vendait dans son bordel de Sodoma. Les mains énormes de Célestin prirent possession de ses seins. Zozo, qui ne faisait toujours qu’observer, cria : « Émérita devient femme. » Et dans un grand rire qui se communiqua à tous, il ajouta : « Espérons que Célestin est un homme. »
D’ordinaire, Célestin, totalement dépourvu du sens de l’humour, eût étranglé ce petit gnome qui osait mettre publiquement sa virilité en doute, mais Émérita riait encore plus que tous les autres en le tripotant maladroitement, ne sachant pas trop comment faire vivre et mettre en gestes ce désir d’être femme que Valcourt, sans le savoir, avait fait naître en elle. Car elle ne cesserait jamais d’être amoureuse de ce vieil ombrageux qui cachait de moins en moins ses sourires. Mais tout cela était la volonté de Dieu qui l’avait faite grosse, ronde et lourde. Valcourt aurait eu besoin de ses deux mains pour caresser un seul sein, et encore. C’étaient aussi les voies secrètes du Créateur qui faisaient en sorte qu’elle se laisserait aller au péché dans les bras d’un homme qui pourrait la soulever et l’entourer de son corps de géant. Rien n’échappe au Tout-Puissant, pensait-elle, près de l’extase, pendant qu’une main s’avançait entre ses cuisses… Elle était prête, malgré tous ces amis qui l’entouraient. Mais la grande main moite fit une pause, juste avant d’effleurer le sexe, et se retira lentement.
— Attends encore un peu. Ce sera meilleur, dit Célestin.
C’est ainsi qu’avant même de découvrir le plaisir Émérita découvrit le désir et sa torture et son impatience et son rêve enfin qui prépare l’abandon.
— Regarde, continua Célestin, ému, pour des morts vivants, nous ne sommes pas trop mal quand même.
La taxiwoman jeta un long regard circulaire sur le bar en liesse. Les enfants de Dieu pouvaient être magnifiques, pensa-t-elle. Tous ses amis, menacés, angoissés, perdus, malades, tous ses amis fêtaient la vie. Dans ce tintamarre où se mêlaient autant les larmes que les rires, autant les mauvaises blagues que les mots doux, personne ne fuyait dans l’alcool. Ils étaient tous soûls, mais en même temps d’une implacable lucidité. Personne ne tentait d’exorciser par quelque sauterie joyeuse et théâtrale l’abomination qui se répandait dehors et qui collait à leur corps et à leur âme comme une seconde peau.
Valcourt cessa de regarder Gentille, qui essayait de rendormir l’enfant, et admira ses amis à son tour. Comme dans un de ces sursauts d’humanité qui s’emparent parfois des hommes quand semblent n’exister que la fuite et la mort comme issues, ils pariaient sur la vie. Et Valcourt put dire simplement, enfin, sans préambule ni circonlocutions : « Je suis heureux. » Et Émérita connut le plaisir, après que tout le monde eut quitté le bar.
9
Normalement, Émérita évitait les nids-de-poule des rues de Kigali avec une habileté qui rendait jaloux tous les chauffeurs de taxi. Mais pas ce matin, tandis qu’avec Valcourt elle se rendait chez le père Louis pour organiser le mariage et le baptême. La Honda rouillée et fragile accusait tous les coups des trous et des crevasses. Émérita sifflait, se moquait des hommes qui conduisaient comme des femmes, klaxonnait sans raison et saluait à haute voix les gens qu’elle connaissait, c’est-à-dire presque tous les adultes qui travaillaient. Émérita était déchaînée. Elle faisait des blagues d’un goût douteux pour une fidèle de l’Église évangéliste. « Valcourt, j’ai fait cette nuit mon premier vrai péché en prenant un verre de champagne et je ne te dis pas tous les autres péchés que j’ai faits avec Célestin après votre départ. J’ai rattrapé le temps perdu. Tu sais, j’ai compris pourquoi le plaisir est péché et interdit. Le plaisir, c’est dangereux, ça donne envie de recommencer, ça donne envie de vivre éternellement. Le plaisir, ça fout le bordel. Je comprends pourquoi ma mère est si riche et pourquoi les camionneurs l’aiment tant. Elle leur fournit de belles filles, des brochettes délicieusement épicées, les meilleures en ville après celles de chez Lando, de la bière froide et des lits confortables. Le plaisir, c’est la liberté. Voilà. C’est ce que j’ai senti cette nuit, quand j’ai presque étouffé Célestin de mes jambes qui serraient sa
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