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Un Dimanche à La Piscine à Kigali

Un Dimanche à La Piscine à Kigali

Titel: Un Dimanche à La Piscine à Kigali Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gil Courtemanche
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murmure de l’homme, soit l’envoûtement du silence.
    Il n’avait pas entendu Jean-Damascène s’approcher de lui.
    — Monsieur, je suis honoré de l’honneur que vous faites à notre famille et à notre colline.
    La lune découpait un visage tout en arêtes. La voix grave évoquait un professeur sévère, et les yeux, les yeux, c’étaient ceux de Gentille, sombres et soyeux, brûlants et enivrants. L’homme parlait comme un maître d’une autre époque, ce qu’il était. Il allongeait les phrases comme s’il les regardait se déployer en même temps qu’il les formulait. Le père de Gentille, pensa Valcourt, avait sûrement décidé un jour qu’il parlerait mieux le français que ceux qui le lui avaient appris.
    — Je vais vous appeler « fils », même si je crois, pardonnez-moi, que vous êtes plus vieux que moi. Ce sera curieux, mais c’est une expression que j’aime. J’appelle ainsi tous mes gendres… et « fille », mes brus.
    Il fit signe à Valcourt de le suivre. Le père de Gentille emprunta le sentier qu’ils avaient pris après avoir laissé la jeep au bout de la piste. Son long squelette voûté se découpait contre le ciel éclaté par cent mille étoiles. Valcourt suivait un spectre, un mort vivant qui chantonnait une lente mélopée. Jean-Damascène s’arrêta près d’un arbre que les vents avaient tordu et qui en avaient poussé les branches vers l’abîme de la vallée, formant une sorte de parasol allongé dont l’extrémité ne protégeait que le vide.
    — C’est sous ce ficus que Kawa, mon arrière-grand-père, est mort. Nous sommes en quelque sorte assis sur sa tombe, car nul cimetière ne voulait de lui. Gentille m’a dit que vous connaissiez le secret de notre famille, le pacte que Kawa fit avec le diable pour que nous cessions d’être ce que nous étions, pour transformer ses descendants en membres d’une race supérieure. Monsieur Valcourt, mon fils, il est encore temps de ne pas entrer dans cette famille et de ne pas appartenir à cette colline. Personne ne vous en voudrait, surtout pas Gentille, de vous voir fuir un destin maudit qui ne peut mener qu’à la mort. Kawa a réussi au-delà de tous ses rêves. Une moitié de ses descendants sont officiellement des Tutsis, les autres en possèdent à des degrés divers les caractéristiques physiques même si leur carte d’identité indique qu’ils sont hutus. On pourrait dire que Kawa a fondé le Rwanda d’aujourd’hui et que sa famille en constitue l’horrible résumé. Un homme seul sur une colline qui manipule les ingrédients de la vie condamne ses créatures à toutes les maladies et à tous les dangers. Jusqu’en 1959, ce pacte avec le diable ne nous apporta que jouissances et prospérité. Les Belges, un peu perdus dans l’Afrique qui s’émancipait hors du moule de la politique coloniale et probablement un peu fatigués de ce pays qui leur rapportait bien peu, découvrirent comme par magie les vertus de la démocratie et de la loi de la majorité. Du jour au lendemain, le paresseux Hutu se transforma en incarnation du progrès moderne, la masse informe de paysans ignorants, en légitime majorité démocratique. Même Dieu s’inclinait, dont l’Évangile devint parole de justice et d’égalité. Les curés, qui n’avaient que des enfants de chœur et des séminaristes tutsis, se mirent à chanter en chaire l’alléluia de la majorité. Les pasteurs firent le rappel du troupeau oublié et prièrent ses membres de s’installer dans les bancs les plus rapprochés de l’autel. Kawa dut mourir une seconde fois. L’âme possède la mystérieuse capacité de prendre parfois les plis de la peau dont on la revêt. De tous les coins de la colline, des Hutus, fils et filles de Kawa, jusque-là tristes de n’avoir de tutsi que la taille ou le nez, proclamèrent plus haut que tous les autres leur appartenance à la nouvelle race que la démocratie rendait supérieure et dominante. Bien peu de Hutus trapus et foncés crurent ces travestis, ces mutants de l’Histoire. Mais certains furent si convaincants en devenant les pires ennemis de leurs frères et de leurs cousins que les nouveaux maîtres du pays leur firent confiance et les accueillirent dans leurs cercles, leurs commerces et leurs familles. Cette colline est celle de la famille de Kawa, encore aujourd’hui. Regardez comme elle est paisible et figée dans le temps. Mensonge du paysage qui semble dire que toute férocité de la

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