Un jour, je serai Roi
l’apprenti.
Mais une autre raison expliquait que l’ancien invincible se soumette au moins provisoirement au statut de l’apprenti car, s’il n’en subissait pas l’esclavage du fait de cette infirmité qui lui interdisait de porter comme les autres dix fois son poids en pierre, matin et soir, il apprenait vite et beaucoup sur ce nouveau monde. Pontgallet, en effet, respectant sa parole donnée à Calmés, l’entraînait à sa suite, là où le menait son métier. Au moins, se disait-il, avec ce tour d’horizon le lascar comprendra combien ce gagne-pain lui sera à jamais inaccessible. Décourager l’apprenti, c’était la façon quelque peu paradoxale de le former. Et de s’en débarrasser, travail fait et conscience tranquille. Chaque visage croisé, chaque mot échangé ressemblait donc à une leçon. Un tourbillon de contacts et de conversations menées à la baguette visant à démontrer combien rien ne s’inventait, qu’il fallait des jambes, une tête et deux mains, que tout était fait d’expériences, de connaissances et de relations. Clients, fournisseurs de matériaux, associés, tous défilaient. Pontgallet sautait d’un chantier à un projet, du carreleur à l’architecte, du grippe-sou au bon payeur, de la mauvaise foi à la droiture, écoutant les récriminations et les remerciements avec le même plaisir. Ce bref abécédaire des usages et des méthodes de la profession ne suffisait pas pour apprendre, mais il apportait la preuve de la juste opinion du formateur qui s’amusait à montrer au jeune homme trop souvent muet (parce qu’il était impressionné, se disait-il) que son art n’était pas surfait. « Ah ! plastronnait-il, quand il entraînait l’ignorant à sa suite. Tu mesures combien c’est compliqué. » Et il se félicitait de voir son souillon plongé dans ses pensées, comme tétanisé par les rouages de la maçonnerie.
Le maître ne se trompait pas sur un point. Le novice mesurait que ce métier pénible qui exigeait de gravir lentement les échelons ne lui convenait pas, et il le laissait volontiers aux tâcherons qui se soumettaient à la docilité et à la servitude. Mais, au-delà des apparences, il y avait perçu la promesse d’une renaissance qui servait son projet secret. Une lueur qui se précisait de jour en jour. En un mois, son opinion était en effet arrêtée, et il remerciait ce Pontgallet, drapé dans sa suffisance, car, grâce à ce qu’il lui faisait découvrir, tout n’était pas décourageant. Bien au contraire, l’instruction lui ouvrait des horizons inespérés.
Entrer dans l’ordre des maçons du roi, c’était comme s’emparer de la Toison d’or. Du moins, Pontgallet, qui n’y connaissait pas grand-chose en matière de mythologie, l’imaginait-il ainsi 7 . Dix ans plus tôt, il avait accédé au statut de maître-bâtisseur et profitait depuis, au même titre que ses pairs, les fournisseurs du roi, d’un flux ininterrompu de commandes qui apportait richesse et respectabilité. Ce fils d’un laboureur mort en s’acharnant au travail s’étonnait encore de sa chance. Il fréquentait les puissants, gagnait très bien sa vie, amassait, marierait honorablement ses enfants, héritiers de ses efforts. Voilà ce que je suis, se disait-il en pensant à cet apprenti hors norme ; voilà ce qu’il ne sera jamais. Il n’y avait nulle cruauté. Ce n’étaient que les certitudes d’un parvenu, fier d’une vie qu’il jugeait honnête et morale, en dépit de ce besoin maladif de ne jamais rater une occasion d’étaler sa réussite.
— Vois-tu, disait-il à Delaforge alors qu’ils se rendaient chez le maître Bergeron – celui-là même qui avait examiné son chef-d’œuvre –, cet ami est l’exemple de notre prospérité. Il est comme moi fils d’un simple laboureur, il n’avait presque rien en débutant. Or, bientôt, son fils épousera la fille de Mazière. Et je sais déjà que les parents de cette dernière apporteront en dot quinze mille livres.
Tout en marchant, Pontgallet faisait le calcul.
— C’est la moitié de la valeur d’une maison qu’il possède rue Neuve-Saint-Roch, murmura-t-il.
Sans doute comparait-il avec ce qu’il possédait, et même ce qu’il offrirait au mariage de sa fille, Anne, avec le fils d’une lignée de maçons car le rapprochement entre gens du même monde était fréquent. De fait, on devenait bâtisseur, puis on transmettait le flambeau à la génération suivante. Ainsi, la puissance
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