Un jour, je serai Roi
vingt, il commençait à bâtir et il avait dû attendre l’âge de trente-huit ans pour connaître l’apogée.
— La moitié de ceux que je connaissais n’ont même pas atteint la trentaine.
Pour qu’on le comprenne encore, il ôtait douze à trente-huit, et concluait :
— Vingt-six années de patience…
Et, se disait-il à lui-même, avec une seule main, il faudrait plus que doubler ce temps.
La vérité entrait-elle dans le crâne assez jeune de Toussaint pour qu’il renonce à ses chimères et tente une autre voie ? Le maçon en doutait, sans pouvoir reprocher quoi que ce soit au manchot qui, depuis son arrivée, soit depuis un mois, se levait dès l’aube sans rechigner, se présentait à l’atelier, saluait. Attendait, prêt, semblait-il, à obéir. Il y avait cependant quelque chose d’étrange et de gênant chez ce jeune homme. Son attitude distante, ce regard froid, supérieur, ne collaient ni avec l’âge ni avec le statut de l’apprenti. Sans rien savoir de son passé, Pontgallet imaginait, soupçonnait, inventait toutes sortes d’aventures et de désordres. Calmés lui avait assuré que le collégien avait quitté Montcler à seize ans (bien sûr, sans rien préciser des circonstances). Il fallait combler quatre années et, le maçon ne s’en privait pas. Il le voyait marin, pirate, peut-être pêcheur basque s’en allant en Nouvelle-France, chasser la baleine à Tadoussac sur les bords du fleuve Saint-Laurent. Des récits formidables circulaient sur la férocité de ces monstres aquatiques, tués à l’aide d’un harpon que seul un bras puissant pouvait brandir et lancer à cent pieds au moins. Le bâtisseur s’y connaissait mieux qu’un autre en matière de force et s’il détaillait Delaforge, il fallait convenir que le gaillard ne manquait pas de muscles. Nerveux, sec, affûté… Comme un guerrier ?
Alors, il lui venait d’autres hypothèses. Il n’avait pas perdu la main et l’avant-bras dans une lutte à mort avec le roi des mammifères, mais au combat, comme mercenaire. Peut-être en servant le roi d’Espagne. En y regardant de près, il comprit que l’amputation était récente. À quand remontait la bataille des Dunes où Louis XIV avait écrasé les troupes du frondeur Condé et de Don Juan José ? Trois mois 6 . L’hypothèse se tenait. Il avait été blessé, et pour éviter les galères, il s’était réfugié auprès de son ancien maître, le jésuite de Montcler. Voilà qui n’arrangeait pas les affaires de Pontgallet. Hébergeait-il, par malheur, un fuyard, ennemi du roi ? À cette confusion, née du silence, du mystère, des doutes et de la personnalité de cet étranger, s’ajoutait l’infirmité qui – combien de fois l’avait-il répété à Calmés ! – rendait impossible sa formation au métier de maçon. Que pouvait-il donner à faire à ce maudit… apprenti quand l’essentiel consistait à ranger les outils, charger la charrette, atteler la mule, passer un coup de balai, aller chercher l’eau, porter les sacs de chaux, et tant de choses rendues impossibles par son état ? Pontgallet se mordait la langue pour ne pas le couvrir de reproches. Il enrageait, maudissait ce poids. Il n’aurait pas dû accepter. Il devait le renvoyer.
Un mois passa donc, inconfortable, gênant, empoisonné de soupçons, avant qu’il ne décide de s’en ouvrir à Bergeron venu lui rendre visite. Ils étaient dans la cuisine, la porte restait entrebâillée. Delaforge passant, il n’eut nul besoin de tendre grandement l’oreille pour comprendre que son sort serait bientôt joué. Mais étrangement, cela ne convenait pas au protégé du jésuite, du moins, tant que ses comptes ne seraient pas réglés avec le marquis et sa clique. Pour cela, il avait besoin de temps – et comment vivre à Paris sans logement et sans repas ? L’hospitalité de Pontgallet dénouait ces deux questions. Le reste était affaire d’organisation et de patience. Il agirait selon un plan qu’il mûrissait depuis son arrivée et qui, pour l’essentiel, se résumait à frapper aveuglément. Il le pouvait, il en avait encore la force. Il agirait par surprise et fuirait sans demander son reste. Aucun indice, aucune preuve ne le désignerait. À la seule condition que son mentor relâche sa surveillance. Oui, dès qu’il pourrait sortir, circuler librement – chose formellement interdite jusqu’à nouvel ordre, avait décidé Pontgallet parce qu’il se méfiait de
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