Un jour, je serai Roi
triomphe ? C’est à tour de rôle. D’abord, la carte du banquier prime, ensuite ce sera celle du ponte. C’est pourquoi chaque manche se joue avec deux cartes. La première, le banquier prend la main. S’il tient, par exemple, un valet et un autre joueur aussi, il gagne. Pour la seconde carte, on inverse la priorité. Si le banquier montre un as et le ponte également, ce dernier gagne la mise. Une première injustice se dessine donc. Doté de cinquante-deux cartes, le banquier a plus de chances de posséder la carte qui rivalisera avec celles de ses adversaires. Quatre fois plus, en réalité. Le hasard fait-il le reste ? La mémoire entre en jeu. Il faut se souvenir de ce qui a été joué, espérer ne pas se tromper, miser sur ce fichu valet en croyant savoir que le banquier n’en a plus – ou espérer, à coup de prières et de mimiques superstitieuses qu’il ne s’agit pas de la prochaine figure qu’il montrera. La fatalité compte pour beaucoup chez le joueur peu averti.
C’est pourquoi, à la table de Toussaint Delaforge, l’un d’eux, visiblement emprunté et peu à son affaire, hésite plus que les autres. Les cartes défilent dans sa tête, les heures s’accumulent, la fatigue et la tension troublent sa réflexion. Il ne sait plus ce qui a été joué. Doit-il tenter son va-tout ? Les levées précédentes lui ont coûté quinze mille livres, autant dire une fortune. Antoine de Voigny tente désormais d’éviter la faillite. Le fils du marquis de La Place a changé depuis l’automne dernier. En six mois, la candeur a disparu, le teint se grise, le regard est fixe. Cette nuit, il joue très gros. La main serrant ces deux cartes tremble et, dans l’espoir de mettre fin à la nervosité, il saisit le verre qui se trouve sur sa droite et le vide d’un trait. Les vapeurs délétères brouillent son cerveau. Lui y voit un soulagement. La pression retombe, il doit se concentrer.
Cela commence par un énième coup d’œil furtif, inquiet, sur les cartes qui le sauveront ou le condamneront. En premier, c’est donc un valet. Le banquier en a-t-il ? En cas d’égalité, selon la règle, le tailleur l’emporte. Diantre, se motive Voigny, la malchance ne peut pas être chaque fois au rendez-vous. Il se fie au hasard, se confie à la Fortuna , oubliant – mais l’a-t-il jamais su ? – que la seule arme dont dispose le ponte est de se remémorer les cartes déjà sorties. Avant de s’enhardir, l’intrépide devrait repasser la partie dans sa tête. Le vin ne l’aidant pas, il cherche son salut en se tournant vers son voisin qui, lui, a le sens du calcul. Que décide-t-il, puisque c’est à lui de parler ? Sa décision compte et influencera celle d’Antoine car c’est un de ceux qui perdent peu à la bassette. Lui, il parvient à retenir les cartes abattues aux tours précédents. Si le banquier n’a plus de valet, il le sait. Oui, il faut se fier à Toussaint, cet ami qui pose sur la table un valet de pique et engage – tudieu ! – cinq mille livres. S’il fallait une preuve que le banquier n’a plus de valet, la voici. On ne risquerait pas cinq mille livres sans certitude.
Désormais, tout s’enchaîne. Delaforge a montré la voie, Antoine doit le suivre, miser cinq mille, même s’il ne les a pas. Dans un instant, il touchera le double, et les pertes de la soirée seront en partie couvertes. Il faut oser, se dit-il, en se plongeant une dernière fois dans son jeu. Qu’y chercher ? Un signe de son ange gardien ? Rien ne vient. Mais la décision de son voisin lui souffle ce qu’il faut faire : parier afin de récupérer le double. Dix mille, oui. Il les imagine dans sa poche. Par tous les diables, ce serait injuste, inhumain si, à cause d’un maudit valet… Allons, se rassure-t-il, son sauveur est là, à ses côtés. Delaforge a sauté le pas. Le reste, la prudence, la sagesse, tout se mélange, devient confus. Il s’empare de son verre, le vide alors qu’il l’est déjà, trouve le temps de se dire que le banquier va perdre, mais peut-être aussi qu’il peut…
— Antoine, c’est à vous. Que décidez-vous ?
Le ton de Toussaint est ferme, maîtrisé, assuré. La manière dont s’y prend ce fidèle est la marque du vainqueur. Trop adroit, trop rusé pour se lancer sans raison. Il faut tenter gros. Cinq mille livres ? Où les trouvera Voigny s’il perd encore ?
— Eh bien… bredouille le fils du marquis de La Place.
— Si vous n’êtes certain de rien…
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