Un jour, je serai Roi
l’interrompt Delaforge.
Voilà qu’il passe pour un idiot. Enfin quoi ! Un valet. Il suffit d’annoncer cinq mille livres, et c’est fait.
— Je mise, annonce-t-il enfin en montrant un valet de carreau.
Les deux autres joueurs se retirent. C’est donc qu’ils n’ont pas de valet. Le banquier ? Il pince une carte entre ses doigts comme s’il effeuillait une rose. Un valet surgit, il est de cœur.
— Vous me devez chacun cinq mille livres.
Le banquier ne dit rien d’autre.
— Toussaint… gémit Antoine. Le croyez-vous ?
— Attendez, ce n’est pas fini, bougonne Delaforge.
Se souvient-on que chaque levée se joue avec deux cartes, et, qu’au second tour, la règle s’inverse ? Si le ponte dispose de la même carte que le banquier, il emporte la mise. Celle du banquier est un roi. Antoine n’a qu’un dix. Heureusement, il avait passé la main. À l’inverse de Toussaint qui avait annoncé :
— Dix mille livres.
Et calmement, il montre maintenant Alexandre le Grand, le roi de trèfle.
— Le valet perd, mais le roi gagne… Je vous devais cinq mille livres du coup précédent, annonce-t-il au banquier. Et vous, dix mille sur celui-ci.
— Pour vous payer, il faudra que Monsieur de Voigny honore sa dette, répond froidement le tailleur.
Delaforge se tourne vers Antoine :
— Eh bien, Antoine, signez un billet et n’en parlons plus…
Le perdant calcule vaguement ce qu’il doit à ceux qui lui prêtent depuis des mois. Cent mille livres au moins. La somme l’étourdit et l’étouffe. Son honneur est en jeu, son nom atteint, la faillite en vue.
— C’est que…
— Auriez-vous misé sans prudence ? s’agace le banquier.
— Je couvre la dette de Monsieur Antoine de Voigny.
Delaforge vient le sauver.
— N’oubliez pas de me rembourser demain, lui glisse-t-il d’un ton chaleureux et formidablement détaché compte tenu du montant.
*
À l’aube de ce dimanche de mai 1664, alors qu’Angélique se ronge, se retourne dans son lit et songe à la vengeance, Delaforge raccompagne banquier et joueurs à la porte de son appartement de la place Royale. La partie s’achève entre chien et loup. L’esprit vogue, l’humeur vagabonde, les regards sont éteints. Les perdants conviennent que la bassette est un maudit fléau. Il faut y renoncer. Ce vœu pieu tiendra jusqu’au soir.
— Nous nous voyons bientôt ? demande Toussaint à Antoine de Voigny alors que celui-ci s’avance vers la sortie, les yeux fixés sur ses souliers vernis.
— Antoine, m’entendez-vous ?
Ils sont seuls. Les autres ont filé. Voigny sort de sa rêverie, hésite, tangue sur place.
— Je ne peux pas vous payer, bredouille-t-il à voix basse.
— L’affaire se complique, se raidit Delaforge. J’ai moi-même pris des engagements et, si vous ne respectez pas votre parole, je me retrouverai dans une situation fort délicate.
Il grimace un sourire :
— Je n’ai ni votre nom ni votre situation…
— Oubliez-les ! hurle Antoine. Je suis fini. Ruiné !
— Votre père… débute froidement le manchot.
— Il me maudira et ne pardonnera pas mon inconstance.
Voigny s’effondre sur un fauteuil et pleure comme un enfant.
— Qu’ai-je fait… Qu’ai-je fait…
Toussaint pourrait énumérer la somme des erreurs commises par cet oisif, plus fragile qu’une pucelle, et s’étonne de la facilité avec laquelle le cadet du marquis s’est abandonné au jeu, à l’alcool, aux catins, subjugué par les tentations auxquelles l’invitait un sybarite. Un mois a suffi pour que l’assuétude s’installe, l’asservissement soit total. Tout a débuté à Versailles quand le chevalier Saint-Val a proposé une partie de cartes. La facilité déconcertante avec laquelle Antoine de Voigny avait été dupé donnait à espérer. Dans les veines de la victime coulait bien le sang d’un père dissolu, corrompu, qui avait séduit, engrossé et abandonné Marie, contrainte de donner vie à son malheur sous un pont de Paris. Delaforge n’avait pas été déçu. Le vice du dévergondé ne demandait qu’à éclore. Quelques sorties suffirent pour le happer, l’emporter tel un fétu de paille. Une gitane, payée grassement, avait déniaisé ce crétin qui en était tombé amoureux et se montrait jaloux. L’aventure s’était prolongée jusqu’à ce qu’il provoque en duel un coupe-jarret qui serrait de près sa conquête. Delaforge avait mis fin à l’incident en soudoyant le filou. Voigny ne devait pas
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