Un long chemin vers la liberte
courbatures.
Juin et juillet étaient les mois les plus durs sur Robben Island. On sentait l’hiver approcher et il commençait à pleuvoir. La température ne semblait jamais monter au-dessus de 5°. Même au soleil, je grelottais dans ma fine chemise kaki. J’ai vraiment compris ce que voulait dire l’expression « avoir froid jusqu’aux os ». A midi, nous faisions la pause pour le déjeuner. Pendant la première semaine, on ne nous a donné que de la soupe qui puait horriblement. L’après-midi, nous avions le droit de faire de l’exercice pendant une demi-heure sous une surveillance sévère. Sur une seule file, nous faisions le tour de la cour à un pas rapide.
Un des premiers jours où nous cassions des cailloux, un gardien a donné l ’ ordre à Kathy de porter une brouette chargée de gravier jusqu ’ au camion garé à l ’ entrée. Kathy, qui était grand et mince, n ’ avait pas l ’ habitude du travail physique pénible. Il n ’ a pas pu soulever la brouette. Le gardien a hurlé : « Laat daardie kruiwa loop ! » (Soulève-moi cette brouette !) Kathy a réussi à avancer mais la brouette penchait comme si elle allait se renverser et les gardiens ont commencé à rire. Je voyais bien que Kathy était fermement décidé à ne pas leur donner l ’ occasion de se moquer de lui. Je savais me servir d ’ une brouette et je me suis précipité pour l ’ aider. Avant qu ’ on m ’ ait donné l ’ ordre de me rasseoir, j ’ ai réussi à lui dire de rouler lentement, que c ’ était une question d ’ équilibre et non de force. Il m ’ a fait signe qu ’ il avait compris et a traversé la cour prudemment. Les gardiens ont cessé de rire.
Le lendemain matin, les autorités ont fait placer une énorme benne dans la cour et on nous a annoncé qu’elle devait être à moitié pleine à la fin de la semaine. Nous avons travaillé dur et nous avons réussi. La semaine suivante, le gardien a annoncé que nous devions maintenant la remplir aux trois quarts. Nous avons à nouveau travaillé très dur et nous avons réussi. La semaine suivante, on nous a donné l’ordre de remplir entièrement la benne. Nous savions que nous ne pouvions pas tolérer cela plus longtemps mais nous n’avons rien dit. Nous avons quand même réussi à remplir la benne, mais les gardiens nous avaient provoqués. En chuchotant à la dérobée, nous avons décidé d’une politique : pas de quotas. La semaine suivante, nous avons fait notre première grève de lenteur sur l’île : nous avons travaillé deux fois moins vite qu’auparavant pour protester contre les demandes injustes et excessives. Les gardiens s’en sont aperçus tout de suite et nous ont menacés mais nous n’avons pas changé d’allure, et nous avons continué cette grève de lenteur tant que nous avons travaillé dans la cour.
Robben Island avait changé depuis que j ’ y avais passé une quinzaine de jours en 1962. A l ’ époque, il y avait peu de prisonniers ; l ’ île ressemblait plus à une prison expérimentale. Deux ans plus tard, elle était devenue l ’ avant-poste le plus dur et à la direction la plus brutale du système pénitentiaire sud-africain. C ’ était un endroit éprouvant, pas seulement pour les prisonniers mais aussi pour le personnel. Les gardiens métis qui nous donnaient des cigarettes et de l ’ amitié avaient disparu. Les gardiens étaient blancs, essentiellement de langue afrikaans et ils exigeaient une relation maître-serviteur. Nous avions l ’ ordre de les appeler baas, ce que nous refusions de faire. Sur Robben Island, la division raciale était absolue : il n ’ y avait pas de gardiens noirs et pas de prisonniers blancs.
Passer d’une prison à une autre demande toujours une période d’adaptation. Mais aller à Robben Island équivalait à passer dans un autre pays. L’isolement de l’île n’en faisait pas seulement une autre prison, mais un monde à part, éloigné de celui d’où nous venions. L’atmosphère sévère qui y régnait avait tué notre bonne humeur au moment de notre départ de Pretoria ; nous nous rendions compte que notre vie serait irrémédiablement sinistre. A Pretoria, nous nous sentions en relation avec nos partisans et nos familles ; sur l’île, nous étions coupés de tout. Nous n’avions que la consolation d’être ensemble. Le sentiment qu’un combat nouveau et différent venait de commencer a rapidement remplacé ma
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