Un long chemin vers la liberte
: la direction de l’ANC devait-elle ou non être exclusivement issue de la classe ouvrière ? Certains soutenaient que puisque l’ANC était une organisation de masse constituée principalement de simples ouvriers, la direction devait sortir des mêmes rangs. Je considérais comme tout aussi antidémocratique de spécifier que les responsables devaient être issus de la classe ouvrière que d’affirmer qu’ils devaient être des intellectuels bourgeois. Si le mouvement avait mis en pratique une telle règle, la plupart de ses responsables, des hommes comme le chef Luthuli, Moses Kotane ou le Dr. Dadoo, n’auraient pas été éligibles. Les révolutionnaires sont issus de toutes les classes.
Tous les débats n’étaient pas politiques. La circoncision par exemple entraînait de longues discussions. Certains parmi nous soutenaient que ce rituel pratiqué par les Xhosas et d’autres tribus était non seulement une mutilation inutile mais en plus un retour au tribalisme que l’ANC cherchait à anéantir. L’argument ne manquait pas de pertinence, mais la conception dominante avec laquelle j’étais d’accord présentait la circoncision comme un rituel culturel qui n’offrait pas seulement un avantage de santé mais aussi un important effet psychologique. Il s’agissait d’un rite qui renforçait l’identification du groupe et qui inculquait des valeurs positives.
Un certain nombre d ’ hommes se prononçaient sans détour en sa faveur et le débat se poursuivit pendant des années. Un prisonnier qui travaillait à l ’ hôpital et qui avait exercé comme ingcibi organisa une école secrète de circoncision et beaucoup de jeunes prisonniers y furent circoncis. Ensuite, nous organisions une petite fête avec du thé et des biscuits pour les hommes et, pendant un jour ou deux, ils marchaient enveloppés dans une couverture comme le voulait la coutume.
Nous revenions sans cesse sur la question de savoir s’il y avait des tigres en Afrique. Certains prétendaient que, en dépit de la croyance populaire, c’était un mythe car ils étaient originaires d’Asie et du sous-continent indien. En Afrique, il y avait des léopards en abondance mais pas de tigres. Les autres soutenaient que les tigres étaient originaires d’Afrique et qu’il y en avait encore. Certains prétendaient avoir vu de leurs propres yeux ces chats, les plus puissants et les plus beaux des jungles d’Afrique.
J’expliquais que si l’on ne pouvait pas trouver de tigres dans l’Afrique contemporaine, il existait un mot xhosa pour dire tigre, différent du terme qui désignait le léopard, et que si ce mot existait dans notre langue, l’animal avait dû exister lui aussi en Afrique autrefois. Sinon, pourquoi y aurait-il eu un mot pour le désigner ? Ce débat continuait ainsi et je me souviens de Mac répondant que, plusieurs centaines d’années plus tôt, un terme hindi désignait un appareil qui volait dans l’air bien avant qu’on ait inventé l’aéroplane : cela ne voulait pas dire pour autant que les aéroplanes existaient dans l’Inde ancienne.
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« Zithulele », le Tranquille, c ’ était ainsi que nous appelions le gardien tolérant et poli qui nous surveillait à la carrière. Il se tenait ordinairement très loin de nous pendant que nous travaillions, ne semblait pas s ’ occuper de ce que nous faisions tant que nous restions tranquilles, et ne nous disait jamais rien quand il nous trouvait appuyés sur nos pelles en train de parler.
Nous nous conduisions de la même façon avec lui. Un jour, en 1966, il vint nous dire : « Messieurs, la pluie a effacé toutes les lignes sur les routes, et nous avons besoin de vingt kilos de chaux aujourd’hui. Est-ce que vous pouvez m’aider ? » Nous travaillions très peu à l’époque, mais il s’était adressé à nous comme à des êtres humains et nous avons accepté de l’aider.
Au cours de ce printemps-là, nous avions ressenti un certain assouplissement de la part des autorités, un relâchement dans la discipline de fer qui avait prévalu jusqu’ici sur l’île. La tension entre prisonniers et gardiens s’apaisait un peu.
Mais cette accalmie fut de courte durée et cessa brusquement un matin de septembre. Nous venions de reposer nos pioches et nos pelles dans la clairière et nous dirigions vers le hangar pour déjeuner. Un des prisonniers de la section générale qui nous apportait un fût de nourriture dans une brouette nous
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