Un long chemin vers la liberte
qu’on m’avait amputé d’un doigt de pied. A cause des difficultés de communication, l’information émanant de la prison était souvent exagérée à l’extérieur. Si j’avais pu tout simplement téléphoner pour lui dire que mon pied allait très bien, un tel malentendu n’aurait jamais existé. Un peu plus tard, Helen Suzman a pu venir me voir et elle m’a posé des questions sur mon orteil. J’ai pensé que rien ne valait une démonstration : j’ai enlevé mes chaussettes, levé mes pieds nus devant la vitre et fait bouger mes doigts.
Nous nous plaignions de l’humidité de notre cellule, à cause de laquelle nous attrapions des rhumes. Plus tard, j’ai appris que des journaux sud-africains disaient que notre cellule était inondée. Nous souhaitions avoir des contacts avec les autres prisonniers et en général nous formulions toujours la même demande : être traités comme des prisonniers politiques.
En mai 1984, j’ai eu une consolation qui a semblé compenser tous les chagrins. Lors d’une visite de Winnie et de Zeni accompagnée de sa petite fille, le sergent Gregory m’a conduit au parloir, mais au lieu de m’installer au même endroit que d’habitude, il m’a fait entrer dans une petite pièce où il y avait une table et aucune séparation. Il m’a dit très doucement que les autorités avaient introduit un changement. Ce jour-là commencèrent ce qu’on appelait les visites « contacts ».
Il est sorti chercher ma femme et ma fille et a demandé à Winnie de lui parler en privé. Elle a eu très peur quand Gregory l’a prise à part, parce qu’elle a pensé que j’étais malade. Mais Gregory lui a fait franchir une porte et, avant que nous le sachions, nous étions dans la même pièce et dans les bras l’un de l’autre. J’embrassais et je serrais ma femme contre moi pour la première fois depuis tant d’années. C’était un instant dont j’avais rêvé un millier de fois. J’avais l’impression de rêver encore. Je l’ai gardée dans mes bras pendant ce qui m’a paru une éternité. Nous étions immobiles et silencieux et l’on n’entendait que le bruit de nos cœurs. Je ne voulais pas la laisser partir, mais j’ai ouvert les bras pour embrasser ma fille et j’ai pris son enfant sur mes genoux. Il y avait vingt et un ans que je n’avais pas touché la main de ma femme.
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A Pollsmoor, nous étions plus en relation avec les événements du monde extérieur. Nous savions que la lutte s ’ intensifiait ainsi que les efforts de l ’ ennemi. En 1981, les forces de défense sud-africaines lancèrent un raid sur les bureaux de l ’ ANC à Maputo, au Mozambique, tuant treize personnes de chez nous, dont des femmes et des enfants. En décembre 1982, MK fit exploser la centrale nucléaire inachevée de Koeberg près du Cap, et posa des bombes sur des objectifs militaires et de l ’ apartheid dans tout le pays. Le même mois, l ’ armée sud-africaine attaqua un avant-poste de l ’ ANC à Maseru au Lesotho, tuant quarante-deux personnes dont une dizaine de femmes et d ’ enfants.
En août 1982, Ruth First, qui vivait en exil à Maputo, fut tuée par une lettre piégée en ouvrant son courrier. Ruth, la femme de Joe Slovo, était une militante anti-apartheid courageuse qui avait passé de nombreux mois en prison. C’était une femme énergique et attachante que j’avais rencontrée quand j’étais étudiant à Wits et sa mort révélait la cruauté de l’Etat dans son engagement contre notre lutte.
Le premier attentat à la voiture piégée organisé par MK eut lieu en mai 1983 ; il visait un bureau des renseignements militaires en plein cœur de Pretoria. C’était une réponse aux attaques délibérées que l’armée avait lancées contre l’ANC à Maseru et ailleurs, et cela marquait une escalade dans la lutte armée. Dix-neuf personnes furent tuées et plus de deux cents autres blessées.
La mort des civils était un accident tragique qui m’a causé une horreur profonde. Mais aussi bouleversé que je pouvais l’être par ces victimes, je savais que de tels accidents étaient les conséquences inévitables de la décision prise de se lancer dans la lutte armée. L’erreur humaine est toujours un élément de la guerre, et le prix à payer est toujours élevé. C’était précisément parce que nous savions que de tels accidents se produiraient que nous avions pris à contrecœur la grave décision d’avoir recours aux armes.
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