Un long chemin vers la liberte
pays, mais nous avions ouvert le premier cabinet d ’ avocats africains. Pour beaucoup nous étions le premier choix et le dernier recours. Chaque matin, pour atteindre nos bureaux, nous devions nous frayer un chemin dans la foule qui emplissait l ’ entrée, l ’ escalier et notre petite salle d ’ attente.
Les Africains recherchaient désespérément une aide légale : c ’ était un crime de franchir une porte réservée aux Blancs, de monter dans un bus réservé aux Blancs, de boire à une fontaine réservée aux Blancs, de marcher sur une plage réservée aux Blancs, d ’ être dans la rue après 11 heures du soir, de ne pas avoir de pass et de ne pas y avoir la bonne signature, de ne pas avoir de travail et d ’ en avoir dans un mauvais quartier, de vivre dans certains endroits et de ne pas avoir d ’ endroit où vivre. Chaque semaine, nous écoutions des vieillards de la campagne qui nous racontaient que depuis des générations leur famille avait travaillé sur un lopin de terre pauvre dont on les chassait aujourd ’ hui. Chaque semaine, nous recevions de vieilles femmes qui fabriquaient de la bière africaine pour augmenter leurs maigres ressources et qui maintenant étaient menacées de prison ou d ’ amendes qu ’ elles n ’ avaient pas les moyens de payer. Chaque semaine nous entendions des gens qui, après avoir vécu dans une maison pendant des décennies, avaient subitement découvert qu ’ il s ’ agissait d ’ une zone blanche ; ils devaient la quitter sans aucun dédommagement. Chaque jour, nous voyions et apprenions les milliers d ’ humiliations que les Africains ordinaires affrontaient dans leur vie quotidienne.
Oliver avait une capacité de travail prodigieuse. Il passait beaucoup de temps avec chaque client, moins pour des raisons professionnelles que parce qu ’ il avait une patience et une compassion sans limites. Il s ’ impliquait personnellement dans la vie et les dossiers de ses clients. La condition des masses dans leur ensemble et chaque individu l ’ émouvaient.
Je me suis vite rendu compte de ce que signifiait le cabinet Mandela et Tambo pour les Africains ordinaires. C ’ était un lieu où ils pouvaient trouver une oreille attentive et un allié compétent, un endroit où ils pouvaient vraiment être fiers que des hommes qui avaient la même couleur de peau les représentent. A l ’ origine, j ’ étais devenu avocat pour cela et grâce à mon travail, je sentais souvent que j ’ avais pris la bonne décision.
En général, on étudiait une demi-douzaine de dossiers dans une matinée et on faisait des aller et retour toute la journée au tribunal. Là, on nous traitait parfois avec courtoisie ; parfois avec mépris. Mais même si nous exercions, nous battions et gagnions nos procès, nous savions que quelle que fût notre réussite dans notre carrière d ’ avocats, nous ne serions jamais avocats généraux ou juges. Nous avions à faire à des fonctionnaires dont la compétence ne dépassait pas la nôtre, mais leur autorité était fondée et protégée par la couleur de leur peau.
Nous étions souvent confrontés au racisme dans l ’ enceinte même du tribunal. Des témoins blancs refusaient de répondre aux questions d ’ un avocat noir. Au lieu de les inculper pour insulte à la cour, le juge leur posait lui-même la question à laquelle ils n ’ avaient pas voulu répondre quand je l ’ avais posée. Par habitude, je faisais comparaître des policiers pour les interroger ; mais je pouvais bien faire ressortir leurs contradictions et leurs mensonges, ils ne me considéraient pas moins comme un « avocat kaffir ».
Une fois, au début d ’ un procès, je me souviens qu ’ un juge m ’ a demandé de me présenter. C ’ était l ’ habitude. J ’ ai dit : « Nelson Mandela, je représente l ’ accusé. » Le juge m ’ a répondu : « Je ne vous connais pas. Où est votre diplôme ? » Le diplôme, c ’ est le papier qu ’ on encadre et qu ’ on accroche au mur ; ce n ’ est pas quelque chose qu ’ un avocat a toujours sur lui. J ’ ai demandé au juge de bien vouloir ouvrir le procès et ajouté que je lui apporterais mon diplôme le plus rapidement possible. Mais il a refusé et il est allé jusqu ’ à demander à un garde de m ’ expulser.
C ’ était une violation manifeste des usages du tribunal. Finalement, l ’ affaire est allée jusque devant la Cour suprême et mon ami George Bizos
Weitere Kostenlose Bücher